1. La fin de l’époque «contemporaine»
Il y a six ans, nous entrions dans un nouveau millénaire. Cet an 2000 tant attendu, tant appréhendé, constituait-il le point d’entrée de l’humanité dans une nouvelle époque, dans un nouveau paradigme temporel? Tout historien vous dira que le passage d’une époque à l’autre ne se fait jamais du jour au lendemain. Les cinq piliers d’une civilisation – économique, social, politique, culturel et idéologique – subissent une importante mutation pour passer d’une époque à l’autre. Par exemple, si la Révolution française (1789) marque le cœur d’un changement d’époque, la philosophie des Lumières, l’industrialisation et l’effervescence sociale et politique dans toute l’Europe de l’ouest sont de nécessaires facteurs explicatifs de tout le contexte. À ce moment, l’Occident entrait dans l’époque contemporaine, celle-là même qui donnera naissance au socialisme, au colonialisme, aux deux guerres mondiales, au monde bipolaire. Peut-être parlerons-nous un jour de cette époque comme celle de l’installation progressive de la «mondialisation». Laissons aux historiens du futur le soin de baptiser ces deux siècles.
Notre monde est en pleine transition vers une autre époque dont on ne connaît que trop peu de choses. Les travaux sur la «fin de l’histoire» et le règne de l’idéologie libérale (Francis Fukuyama) ou l’entrée dans une toute nouvelle logique de «clash des civilisations» (Samuel P. Huntington) sont des tentatives plutôt maladroites de démontrer que quelque chose vient de se terminer et qu’une nouvelle époque prend racines. Maladroites à juste titre, car tout comme l’historien ayant vécu en 1914 n’aurait pu dresser les caractéristiques du 20e siècle qui naissait sous ses yeux, il nous est également impossible de définir efficacement cette nouvelle époque qui s’est amorcée quelque part entre la chute du mur de Berlin (1989) et les attentats du 11 septembre 2001. Au mieux, j’identifierai ce que je considère comme ses trois «maux» les plus criants.
2. Trois maux d’une nouvelle époque
a) Le sida comme pandémie révélatrice de la fragilité de notre espèce
Le premier de ces maux est la pandémie du sida. Depuis l’identification de la maladie en 1981, ce serait 25 millions de personnes qui en seraient décédées. Aujourd’hui, selon les estimations, plus de 40 millions de personnes seraient séropositives. C’est depuis 2002 que le sida est considéré comme une pandémie globale qui ne montre aucun signe de ralentissement. Dans certains pays d’Afrique, là où les conditions économiques sont les plus difficiles et où la sensibilisation est le moins développé, c’est parfois une personne sur quatre qui est frappée par la maladie. C’est le cas entre autres en Afrique du Sud où le gouvernement a même mis en doute la réalité même du sida.
Le sida, mais aussi l’épisode du SRAS en 2003 et la grippe aviaire à venir, ont mis en évidence la vulnérabilité de l’humanité en ce 21e siècle. Pourtant, nous continuons de nous comporter en conquérant vis-à-vis notre milieu de vie. Mon deuxième point en témoigne.
b) La destruction de l’environnement
L’environnement devient une préoccupation importante, surtout chez les jeunes générations. Des groupes écologistes se forment. Le mouvement social altermondialiste brandit la protection de l’environnement comme revendication principale. La société civile s’éveille! Les gouvernements commencent à développer des politiques de développement durable. Voici un dossier sur le point d’être réglé. Non, pas tout à fait. Si cela fait une dizaine d’années que la population s’éveille aux problèmes environnementaux, cela fait deux siècles que l’industrialisation a entamé son processus de destruction de notre habitat. Les forêts québécoises sont presque entièrement détruites. Ailleurs? Forêt amazonienne ravagée en Amérique du Sud, ressources pétrolières à quelques décennies de l’épuisement au Moyen-Orient, ressources d’eau potable qui s’épuisent même dans des pays comme la France. Ne parlons pas de l’Afrique, il y a longtemps que les ressources naturelles sont à sec. C’est sans parler non plus des espèces animales et végétales en voie d’extinction.
Rien n’y fait, l’humanité (particulièrement l’Occident) n’a jamais autant consommé, n’a jamais autant gaspillé. Et ce n’est pas terminé. La Chine est l’Inde (plus du tiers de la population de la planète à leur deux), ont des taux de croissance avoisinant les 6 à 8% annuellement. Et pendant ce temps, jamais ne s’est-il autant vendu d’automobiles, les industries les plus polluantes continuent de bénéficier de réductions d’impôt et les gouvernements continuent de faire passer la «croissance» avant l’environnement (dans le dossier Kyoto entre autres).
c) Pauvreté et inégalités
Depuis le début des années quatre-vingt, les inégalités économiques entre riches et pauvres ne cessent d’augmenter. De nombreux organismes, ONG et coopérants oeuvrent partout dans le monde. Des économistes comme l’Américain Jeffrey Sachs proposent des plans pour enrayer l’extrême pauvreté. Les objectifs du Millénaire de l’ONU devaient même permettre de réduire au moins de moitié la misère dans le monde d’ici 2015. Malheureusement, dans ce dossier également, on agit trop peu. L’être humain (au singulier) n’est pas une préoccupation des gouvernements des pays les plus industrialisés. Les êtres humains (au pluriel), s’ils ne s’organisent pas pour défendre leurs droits, – ce que font rarement les gens qui se battent pour leur survie – deviennent de simples anonymes, de simples statistiques.
En Occident, l’État providence est critiqué pour ses politiques amenant à la déresponsabilisation individuelle. Tout de même, un certain consensus réside sur la nécessité d’offrir à tous un filet de sécurité sociale et un accès à l’éducation. Soyons lucides quelques instants. La relation entre inégalités socioéconomiques et violence a toujours été bien évidente. Par exemple, juste à constater le niveau de vie des Noirs et des Hispanophones par rapport aux White Anglo-Saxon Protestant (WASP) aux États-Unis pour comprendre une partie du problème du racisme depuis deux siècles. Les politiques néolibérales des vingt-cinq dernières années font pourtant oublier ces évidences et font entrer l’humanité dans le nouveau millénaire beaucoup plus vulnérable aux désastres humanitaires et aux conflits de toutes sortes.
3. Décrire une nouvelle ère
De nombreux sociologues et philosophes ont discuté et discutent toujours de ce passage à une nouvelle ère. Tantôt on la nomme ère «cybernétique» en référence au développement accru des technologies – pensons à l’informatique et aux nanotechnologies – , tantôt on utilise le terme galvaudé de «postmodernité». Dans son ouvrage Le naufrage de l’université, Michel Freitag parle du futur qui «est campé devant nous, [qui] nous tient et nous conquiert» (p. 10), annihilant ainsi toute cette liberté que l’humanité croit avoir acquise par la Raison. Voilà peut-être ce qui menace et identifie à la fois cette nouvelle époque. Concurrence, croissance, performance, efficacité deviennent les nouveaux mots d’ordre, les nouvelles manières d’être et d’agir pour faire face au futur. Un peu abstrait? Pensez donc aux gouvernements qui prennent des décisions non en fonction des besoins de la population, mais en fonction de leur cote de crédit (le déficit zéro de Bouchard, ça vous dit quelque chose?); pensez aux lobbies des armes et du pétrole qui ont plus de pouvoir que des millions de citoyens; pensez à la tyrannie des marques (Naomi Klein, No Logo) qui, en plus d’encourager le gaspillage et la surconsommation, place dans les mains des aléas de la publicité le pouvoir de décider de l’avenir de millions de travailleurs; pensez enfin aux jeunes de 17-18 ans qui font un choix de carrière en fonction uniquement des débouchés ou de l’argent qu’ils peuvent gagner dans ce «futur». Mené par un objectif d’efficience, est évacuée toute subjectivité, donc, évidemment, toute humanité, des prises de décisions personnelles ou collectives.
Pendant ce temps, les «maux» de notre époque continuent de courir et de s’aggraver. Pourquoi? Parce qu’en tant que simples variables d’un système qui les dépasse, les individus cherchent des solutions aux problèmes éphémères des organisations systémiques (multinationales, boîtes publicitaires, entreprises de finance, etc.) plutôt que des solutions aux problèmes sociétaux réels tels que les trois «maux» que j’ai soulignés. En d’autres termes, la société meurt, remplacé par le une «organisation systémique du social». En ce sens, une crise boursière s’avère être un problème beaucoup plus pressant – pour ce système – que le sida, la destruction de l’environnement ou la pauvreté. Le mirage de la liberté individuelle n’est donc plus au cœur de la pratique sociale, car les individus, très loin de la recherche de l’authenticité (Charles Taylor), sont plutôt atomisés les uns les autres à la manière décrite par Hannah Arendt dans ses travaux sur le totalitarisme. Cela rappelle presque le monde fictif imaginé par les frères Wachowski dans leur trilogie The Matrix.
Voici schématiquement la perte de sens qui menace l’humanité en ce début de nouvelle époque. Voici donc à quoi devra faire face les prochaines générations. Scénario pessimiste me direz-vous? Pas si l’on s’attaque de plein pied aux véritables maux qui nous menacent. Pas si l’on place au cœur de nos préoccupations les finalités auxquelles l’humanité aspire. Pas si l’on cesse de laisser toute cette latitude à l’économisme et à la technocratie. Jamais nous n’avons eu autant les moyens – intellectuels et techniques – de modifier notre présent et de préparer notre avenir. Prenons-en conscience.
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