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Professeur de sociologie et d'histoire.

mercredi 25 novembre 2009

Le Nobel de la paix en guerre

Le 9 octobre dernier, le comité Nobel annonçait le lauréat de son prix de la paix 2009. Il était décerné au président des États-Unis Barack Obama. Un peu moins d’un an après son élection, Obama se voyait décoré d’un des titres les plus prestigieux au monde. Pour quelles actions? Encore aucune. Obama reconnaissait lui-même que ce prix symbolisait plutôt «un appel à l’action».

Le comité Nobel a justifié le choix d’Obama par le retour à une diplomatie multilatérale ainsi que par ses efforts pour un monde sans armes nucléaires. Si le simple fait de rompre avec l’attitude conservatrice de l’administration Bush mérite un Nobel, cela en dit long sur la politique étrangère des 8 années de règne républicain (2001-2009).

Effectivement, de nombreux indices dénotent un réchauffement des relations internationales par rapport à ce qu’elles étaient. Il n’y a qu’à penser au discours au monde arabe qu’Obama prononçait au Caire en juin dernier. Le climat est plus propice à la diplomatie. Soit. Cependant, depuis le début du mandat d’Obama en janvier 2009, des dossiers tardent à se régler. Le 18 novembre, sur les ondes de la NBC, le président reconnaissait que la prison de Guantanamo ne pourrait être fermée, tel que prévu, pour janvier 2010. Rappelons qu’il s’agissait pourtant d’un dossier-clé de sa campagne présidentielle en 2008. Quant à la question épineuse des changements climatiques, il faudrait des miracles pour que le sommet de Copenhague prévu en décembre propose des avancées significatives par rapport aux objectifs de Kyoto. Évidemment, les États-Unis ne sont pas responsables du manque de volonté de certains États voyous (dont le Canada), mais, par le poids immense dont ils disposent sur l’échiquier international, ils possèdent un devoir de persuasion.

Qu’en est-il des intentions militaires de ce nouveau Nobel de la paix? Il faut se réjouir de l’annonce du retrait des troupes d’Irak d’ici la fin 2011 (décision entérinée le 15 novembre par le gouvernement irakien). Toutefois, cette décision cache une intention d’intervenir plus massivement en Afghanistan. Obama déclarait récemment la nécessité de déployer des militaires supplémentaires (30,000) en sol afghan «to finish the job». Avant de «terminer le travail», ne faudrait-il pas d’abord définir clairement les objectifs de cette mission qui s’enlise dans un véritable bourbier? Le chaos des élections afghanes d’août dernier montre clairement un pays en proie à la désorganisation et à la corruption. La situation est-elle pire qu’avant l’amorce de l’occupation du pays en 2001? Difficile à dire, mais elle n’est sans doute pas meilleure, ni d’un point de vue de la sécurité, ni sur le plan de la condition des femmes.

En choisissant son récipiendaire du Nobel de la paix 2009, le comité Nobel a posé un geste politique. Les incidences symboliques allant de pair avec ce prix sont immenses. Barack Obama doit dorénavant concilier ses rôles antinomiques de commandant en chef des armées de son pays et de prix Nobel de la paix. Non seulement des responsabilités immenses lui sont incombées à un moment charnière de l’Histoire humaine, mais le vent d’espoir (Hope) qui l’a propulsé au pouvoir a fait de lui ce surhomme ou ce super-héros que l’Histoire ne manquera pas de juger sévèrement. Il lui est alors impératif de rompre avec cette tradition belliqueuse que ses prédécesseurs lui ont léguée. Toute sa crédibilité en dépend.

mercredi 28 octobre 2009

2009 : Naissance de l'homo vulnerabilis

En histoire, des années sont souvent associées à des événements majeurs, à des crises, à des moments charnières. 1492, c’est la découverte de l’Amérique par Colomb. 1789, c’est la Révolution française. 1929, c’est le krach boursier de Wall Street. Que sera 2009? Malgré un manque flagrant de recul historique, tentons une réponse.

Deux grands sujets ont touché l’actualité mondiale en 2009. Premier sujet : la crise économique qui s’est poursuivie, obligeant une remise en question – encore bien timide – du système capitaliste. Pour l’instant, le vent de fraîcheur amené par la prise de pouvoir de Barack Obama aux États-Unis (janvier 2009) pourrait présager une sortie rapide de crise, sans bouleversements majeurs. Or, ces derniers mois, l’inaction avérée des gouvernements pour réglementer le capitalisme financier consacre plutôt l’enfoncement dans une crise plus longue et complexe que prévu.

Deuxième sujet : la grippe A (H1N1) qui s’est transformée en pandémie. Tous les gouvernements de la planète (particulièrement ceux du monde développé) s’en préoccupent. Quelles mesures préventives peut-on prendre? Comment préparer la population à une éventuelle propagation du virus? Doit-on généraliser la vaccination? Quelles que soient les réponses à ces questions, une paranoïa s’étend actuellement au monde entier, au grand bénéfice de riches compagnies pharmaceutiques (GlaxoSmithKline, Novartis, Baxter).

Si ces deux crises sont encore limitées, elles ont, à tout le moins, un impact monstre dans l’imaginaire de la population. En effet, en période de crise, les êtres humains ont tendance à faire preuve d’humilité plutôt que de se percevoir comme «tout-puissants». Et cette période que nous vivons pourrait bien consacrer la fin de l’anthropocentrisme.

L’anthropocentrisme est ce dogme qui place l’être humain au centre de l’univers. Ce dernier possèderait donc toute légitimité d’agir en hégémon, c’est-à-dire de contrôler, modifier ou adapter son environnement à sa guise. Non seulement une telle vision est périmée aujourd’hui, mais elle est devenue dangereuse pour la survie même de l’espèce humaine. Les avancées des sciences et des technosciences ne peuvent tout solutionner, des crises écologiques aux crises sociales. L’actualité nous en convainc. Ainsi, en adoptant une vision critique d’elle-même (par un décentrement), l’humanité doit maintenant réaliser sa vulnérabilité. En 2009, l’homo sapiens devient homo vulnerabilis. Et la vulnérabilité appelle la responsabilité.

Une humanité responsable serait tout aussi préoccupée par la pandémie de grippe (encore bénigne) que par la pandémie de sida (fort maligne). Elle serait conscientisée à des problèmes aussi divers que le réchauffement de la planète, l’accès à l’eau ou encore le sort des réfugiés politiques. Économiquement, elle réaliserait les aberrations d’une nouvelle forme de capitalisme qui, depuis quelques décennies, rappelle le capitalisme sauvage du XIXe siècle en exploitant et détruisant sans vergogne. Chaque individu devrait aussi jouer personnellement un rôle majeur. Par ses choix personnels de citoyen et de consommateur, il devrait participer à amenuiser cette surexploitation des ressources de la planète.

Si les événements de 2009 incitent l’humanité à prendre conscience de sa vulnérabilité, c’est qu’ils sont les prémisses de crises potentiellement beaucoup plus importantes. Pour les éviter, après le temps de la conscientisation, faisons maintenant place à l’action.

Publié au Devoir le 29 octobre 2009

mardi 29 septembre 2009

Le mirage de la croissance verte selon Hervé Kempf

Les éditions du Seuil publiaient au début de l’année 2009 le nouvel essai d’Hervé Kempf : Pour sauver la planète, sortez du capitalisme. Journaliste au Monde, Kempf s’intéresse depuis de nombreuses années à l’impact d’une forme sauvage de développement capitaliste sur l’avenir de la planète. Cet ouvrage s’inscrit en continuité avec son essai Comment les riches détruisent la planète (Paris, Seuil, 2007). Il dénonçait alors le lien intrinsèque entre les crises sociales et environnementales de notre planète et l’essor incontrôlé du capitalisme.

Cette fois-ci, dans son chapitre «Le mirage de la croissance verte», Kempf s’attaque au «fétichisme technologique», c’est-à-dire à cette croyance du progrès technologique salvateur de toutes les crises. Plutôt que de chercher à maintenir artificiellement la croissance du capitalisme à l’aide d’énergies alternatives, Kempf propose une remise en question de tout le système. Tour à tour, il discrédite ainsi les diverses formes d’énergie ciblées comme les énergies de l’avenir. Le nucléaire n’est pas la solution en raison de sa menace constante. L’énergie éolienne n’est ni aussi verte ni aussi efficace qu’on le croit. Quant aux agrocarburants, ils ont des effets pervers désastreux.

L’ouvrage de Kempf (particulièrement le chapitre sur la croissance verte) dénonce brillamment le mythe d’une croissance illimitée de l’économie. C’est le système capitaliste en son entier qui doit être revu, comme le suggère le titre de l’ouvrage. L’auteur se contente cependant de faire des constats sans élaborer davantage sur les perspectives d’avenir. Ainsi, des questions demeurent. Que faut-il penser du terme altéré de «développement durable»? Faut-il prêcher un retour à une forme quelconque de socialisme? Faut-il plutôt prôner une idéologie de la décroissance? L’humanité a-t-elle besoin d’un vent réformiste ou révolutionnaire? Kempf demeure silencieux sur ces questions.

lundi 7 septembre 2009

Déficit démocratique à Trois-Rivières

Cet automne, les campagnes électorales risquent d’être à l’avant-plan une fois de plus dans l’actualité québécoise. Depuis 2003, les Québécois ont été appelés aux urnes pour trois élections provinciales (2003, 2007, 2008) et trois élections fédérales (2004, 2006, 2008). Tout indique qu’une autre élection fédérale se prépare à Ottawa. Dans ce contexte, il n’est pas très surprenant de constater un ras-le-bol, voire un cynisme, de la part de plusieurs citoyens.

Pourtant, la fréquence des élections n’en amenuise pas pour autant leur importance. Par exemple, le 1er novembre prochain, les électeurs de plus de 1100 municipalités du Québec auront l’opportunité de se choisir un nouveau conseil municipal. Aussi importants puissent être les pouvoirs fédéraux et provinciaux, c’est au sein des municipalités que se prennent les décisions ayant les impacts les plus directs sur la vie des citoyens. Il n’y a qu’à penser à l’aménagement et l’urbanisme, au développement économique local, aux logements sociaux, aux transports en commun et aux divers services essentiels tels que l’assainissement des eaux usées ou la récupération des matières résiduelles. Malgré cela, en 2005, ce n’est que 45% de la population qui s’est prémunie de son droit de vote. N’est-il pas paradoxal de constater que c’est à l’échelle municipale que sont susceptibles d’éclore les projets les plus innovants et progressistes, mais qu’en même temps ces élections sont les plus ignorées avec les élections scolaires?

Pourquoi ce je-m’en-foutisme? Le problème est multifactoriel : les jeunes adultes votent très peu comparativement à leurs aînés; les compétences municipales sont méconnues; les médias ne couvrent possiblement pas suffisamment les campagnes municipales. Tout cela est vrai. Mais par-dessus tout, la politique municipale rappelle une ancienne manière de faire de la politique où les guerres d’egos et le patronage primaient sur les intérêts des citoyens et sur les visions à long terme. Il me semble urgent de revaloriser la politique municipale et de dépasser cette perception folklorique. Cependant, il faut convaincre les citoyens que la vieille manière de faire la politique est révolue. L’est-elle? Le déficit démocratique dont plusieurs municipalités du Québec souffrent semble parfois indiquer que non. Trois-Rivières est l’une de ces municipalités.

Par déficit démocratique, il faut entendre la faible participation électorale, mais surtout l’absence de relève et d’opposition organisée. Est-il normal que des conseillers municipaux puissent siéger à leur poste pendant 10, 15, 20 ans? Que peuvent-ils bien «conseiller» de novateur après toutes ces années? Une municipalité doit préparer sa relève politique, c’est-à-dire qu’elle doit encourager la présence de candidats d’horizons divers, notamment des jeunes et des femmes. Autrement, elle condamne ses citoyens à un cynisme tout à fait compréhensible.

Il est en effet inquiétant qu’une ville de la taille de Trois-Rivières (9e en importance au Québec) soit incapable de trouver d’éventuels candidats à la mairie. Le maire Yves Lévesque et son conseil municipal font-ils tant l’unanimité? Sont-ils sans reproche? Laissez-moi en douter. D’ailleurs, plusieurs indices laissent croire qu’il existe bel et bien une opposition (la Coalition verte, la dissidence au projet de Trois-Rivières sur St-Laurent, la création de Force 3R). Alors, pourquoi ne s’organise-t-elle donc pas davantage? J’aimerais croire qu’elle manque tout simplement d’adhérents ou de financement. Or, je suis interpellé et inquiet par l’absence presque totale de débats d’idées à un moment où de nombreuses rumeurs de patronage et d’abus de pouvoir jettent une ombre sur l’hôtel de ville. La résurgence d’une forme de duplessisme à Trois-Rivières serait inacceptable, particulièrement si elle freine l’élan d’éventuels candidats aux divers postes de maire ou de conseillers.

J’estime qu’une campagne électorale devrait constituer un moment privilégié par des citoyens pour sortir de l’ombre et proposer leur vision d’avenir. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’un riche débat d’idées émerge d’ici le 1er novembre.


Publié au Nouvelliste le 9 septembre 2009

samedi 11 juillet 2009

L'engagement citoyen des jeunes au Québec

Ces trois articles sont inspirés des résultats d’un mémoire de maîtrise en sociologie réalisé à l’Université Laval et déposé en avril de cette année. Le mémoire intitulé Les motivations à l’engagement citoyen des jeunes Québécois à l’ère postmoderne a été réalisé sous la direction de Mme Andrée Fortin et ses résultats sont le fruit d’entretiens réalisés auprès de jeunes de 18 à 25 ans qui s’engagent dans leur milieu.

1. Que signifie l’engagement citoyen pour les jeunes d’aujourd’hui?

Au moment où j’amorçais mes études de maîtrise à l’Université Laval (janvier 2004), je vivais des questionnements quant à l’engagement politique de ma propre génération. Malgré mon fort intérêt pour la politique, je constatais m’être moi-même trop peu impliqué en politique active, que ce soit au sein d’ailes jeunesse de partis politiques ou même au sein d’associations étudiantes. Un texte que j’écrivais en octobre 2003 (publié au Nouvelliste sous le titre «Pourquoi combattre?») décrivait bien mon sentiment par rapport à l’engagement de ma génération. J’écrivais que «jamais la jeunesse n’a[vait] été aussi désillusionnée et pessimiste face à son pouvoir de changer réellement les choses par la politique, de faire cesser les injustices par cette voie».

Avais-je tort? Les jeunes au Québec sont-ils vraiment cyniques, désillusionnés, voire apathiques, face aux questions d’ordre politique? Cette question a agi comme leitmotiv de mon projet de maîtrise. J’ai voulu mieux comprendre l’engagement citoyen des jeunes et, par le fait même, c’est bien évident, mes propres comportements d’engagement.

Un des résultats significatifs tient à la définition même de l’engagement citoyen. Pour les jeunes Québécois, s’engager dans son milieu signifie être en action. Plusieurs des jeunes rencontrés insistent sur l’importance d’être conscientisés aux problèmes d’ordre collectif. Or, la conscientisation et la sensibilisation renvoient pour eux à la passivité. Il faut faire plus! S’engager, c’est militer, organiser, diriger, manifester! Mais s’engager, c’est surtout être en mesure de transformer son mode de vie. Par exemple, il ne sert à rien d’avoir une «conscience» écologiste si on n’en applique pas les principes à notre vie quotidienne.

En outre, les jeunes sont très actifs, peut-être même davantage que les générations précédentes. Par exemple, le mouvement de grève étudiante du printemps 2005 n’a rien à envier aux manifestations des années 1960 et 1970. Le dynamisme étudiant en matière de consommation responsable ou en matière environnementale indique également à quel point les jeunes adoptent des comportements éthiques. C’est là tout le contraire de l’apathie, n’est-ce pas?

En contrepartie, plusieurs préfèrent ne pas s’engager s’ils ne constatent pas immédiatement les résultats de leurs actions. C’est pourquoi les luttes locales et personnelles sont privilégiées aux grands débats idéologiques et aux projets de société, car elles permettent plus facilement l’efficience de l’action d’engagement. C’est pourquoi, également, la participation électorale connaît des ratés aussi «catastrophiques», pour reprendre les termes du Directeur général des élections du Québec (décembre 2008). L’engagement citoyen, c’est travailler pour «un monde meilleur» disent plusieurs jeunes. Or, pour eux, ce monde meilleur ne se bâtit pas toujours à travers les organes politiques officiels. La politique active, oui, c’est important! Mais elle embrigade trop pour une jeunesse qui craint tant le dogmatisme et la pensée unique. Les partis politiques contemporains ne devraient-ils pas s’inspirer de ces résultats pour se transformer, pour devenir des partis beaucoup plus décentralisés, où les débats d’idées ont libre cours? Le question reste en suspens.

2. La génération Y : pourquoi s’engager?

Ce travail de maîtrise sur l’engagement citoyen était également un moyen de mieux connaître cette génération de jeunes qu’on appelle «génération Y». Les Y (nés entre 1978 et 1990) sont les premiers enfants de l’ère Internet. Ils maîtrisent les technologies, mais en sont très dépendants. Ils sont aussi perçus comme les enfants de la Charte des droits et libertés. Leur liberté d’action est essentielle, tout comme l’est leur autonomie. Avant d’entreprendre une tâche, ces jeunes veulent en comprendre le sens. C’est la génération du «pourquoi».

Dans l’engagement citoyen, le «pourquoi» est donc à la base même des motivations à s’engager. Pourquoi ce groupe plutôt qu’un autre? Pourquoi cette cause? Pourquoi agir ainsi? Ces jeunes ont en aversion l’action aveugle et la crédulité. Pour nombre d’entre eux, l’adhésion aux idées d’un parti politique peut être perçue comme le renoncement à la critique et à la liberté de pensée. Si, autrefois, le monde de leurs parents était un monde où les idéologies prenaient toute la place, et de façon manichéenne (capitalistes contre communistes; souverainistes contre fédéralistes), leurs propres comportements d’engagement entrent aujourd’hui en rupture avec cette façon de faire, laissant davantage de place aux nuances, aux zones grises, aux «pourquoi».

C’est pour laisser cette place à la nuance que les jeunes qui s’engagent aujourd’hui refusent de ne servir qu’une seule cause ou qu’un seul groupe. Certains vont s’impliquer au sein de partis politiques ou d’associations étudiantes, d’autres vont privilégier l’action communautaire ou les causes écologistes. Cependant, peu importe leur secteur d’implication, l’engagement citoyen n’est jamais inconditionnel et toujours révocable. Il doit appeler l’esprit critique et permettre l’expérimentation et les rencontres. Il doit être utile pour soi. S’il ne l’est plus, c’est qu’il est temps de cesser l’engagement. C’est pourquoi règne une certaine méfiance des engagements permanents. Par une adhésion multiple, les jeunes peuvent s’impliquer dans divers groupes simultanément, côtoyant diverses causes et, bien sûr, divers individus. Néanmoins, leur engagement est trop souvent «dégagé», c’est-à-dire temporaire et conditionnel.

Pour les jeunes, l’engagement appelle la réciprocité : il permet de servir tout autant qu’il leur sert. Par exemple, ils reconnaissent que les relations interpersonnelles dans l’engagement sont très utilitaires, d’où l’importance accordée au réseautage (on voit là l’influence d’Internet). Ils vont s’entourer de personnes efficaces, complémentaires à eux, qui peuvent leur apprendre ou qui peuvent, tout simplement, leur apporter de la reconnaissance. Ceci dit, l’engagement citoyen n’est pas totalement utilitaire. Les jeunes que j’ai rencontrés s’engagent pour de véritables motifs collectifs. Ils cherchent sincèrement à «bâtir» leur monde meilleur. Et pour y arriver, ce qui compte, ce n’est pas la fidélité aux groupes pour lesquels ils adhèrent, mais la fidélité à leurs propres idéaux (symboles de leur liberté). L’engagement citoyen agit en quelque sorte comme une quête d’authenticité, une quête de soi. Se fondre à un parti, à un groupe, à une cause ou à une idéologie, ce serait, pour plusieurs, la négation même de cette quête.

3. Quel avenir politique pour le Québec?

L’avenir politique du Québec inquiète. D’importantes questions émergent de l’actualité. Comment le Québec compte sortir indemne de la présente crise économique malgré sa dépendance économique au géant étasunien? Qu’en est-il de l’avenir de la langue française en Amérique? Combien de temps durera l’immobilisme québécois en matière environnementale? Enfin et surtout, comment tous ces défis pourront être relevés dans une conjoncture de crise démographique?

Ces questions constituent de réelles préoccupations pour ces jeunes que j’ai rencontrés dans le cadre de ce travail de maîtrise. Ils s’engagent notamment pour répondre à une ou plusieurs de ces interrogations. S’ils sont apathiques et cyniques, ce n’est que face aux instances qui demeurent passives devant ces problèmes.

Certains baby-boomers peuvent déplorer le fait que les jeunes ne portent pas de projets de société, comme «dans leur temps» (indépendance du Québec, socialisme, société du loisir). Cette perception est faussée par la simple supériorité numérique des boomers. Par la seule force du nombre, les jeunes des années 1960 et 1970 étaient en mesure de transformer leur société. Ils avaient pour ainsi dire le pouvoir d’agir, notamment en politique. Ainsi s’est développée une perception romantique des jeunes de cette époque. Étaient-ils tous si engagés et si intéressés par l’action politique? Bien sûr que non. Mais ils croyaient assurément à leur pouvoir d’action par cette voie, ce qui ne peut plus être aussi facilement le cas des enfants de la crise démographique. Ces derniers pourfendent ce monde de rêveurs et d’idéalistes dont sont issus leurs parents. À ce titre, aucun des jeunes rencontrés ne dit suivre les traces de ses parents en matière d’engagement citoyen. Opposition générationnelle? Opposition idéologique? Sans doute un peu des deux.

Les jeunes d’aujourd’hui rêvent eux aussi d’un monde meilleur, mais ils sont surtout des pragmatiques. Ils vont privilégier une résolution adaptative de problèmes courants, favorisant par exemple l’action locale et personnelle. Si les actions gouvernementales ne sont plus le vecteur de changement qu’elles étaient, on passera par l’action communautaire. Si la politique active est devenue trop basée sur l’artifice, on agira au sein de groupes de pression. Et si ces groupes de pression ne rejoignent pas notre vision, on agira individuellement. Voilà tout!

Cependant, à force de vouloir résoudre pragmatiquement les problèmes qui s’abattent sur soi, on en oublie parfois le sens même de nos actions. Les jeunes Québécois sont peut-être aujourd’hui les victimes de leur propre pragmatisme. En investissant de leur temps et de leur énergie dans des actions hors de la sphère politique, ils dynamisent assurément de nouveaux milieux d’engagement. Mais leur désertion partielle de la politique active pourrait bien mener leurs propres idéaux à leur perte. Malgré tous leurs défauts, les partis politiques ont cet avantage qu’ils peuvent – quand ils le veulent – être la courroie de transmission entre l’idéologie et l’action. Pour une génération en quête d’authenticité, il semble ironique qu’il faille– de façon subversive – intégrer cette politique spectacle pour transformer leur société. Mais c’est justement par une implication politique de jeunes intègres, authentiques et sûrement idéalistes que la politique pourra se renouveler et s’adapter aux problématiques québécoises contemporaines. N’en a-t-elle pas cruellement besoin?

mardi 19 mai 2009

Néocolonialisme et Afrique : le cas du Darfour

Un grave conflit armé sévit dans la région soudanaise du Darfour depuis 2003. Ses causes sont multiples : explosion démographique, désertification de régions hautement peuplées, découverte de gisements pétroliers, rivalités ethniques entre le Soudan arabo-musulman et le Soudan noir et chrétien. Les janjawids, des miliciens arabes qui seraient financés par le gouvernement soudanais d’Omar el-Béchir, sont accusés de génocide envers les populations darfouries. Selon l’Organisation des Nations Unies (ONU), 2,7 millions de personnes auraient fui la région et 300 000 seraient mortes depuis le début du conflit. Elle estime que 4,7 des 6 millions d’habitants du Darfour reçoivent présentement de l’aide humanitaire en cette période trouble (ONU, 2009).

Devant cette crise humanitaire, nous sommes en droit de nous questionner sur le rôle de la communauté internationale. Est-ce un devoir d’intervenir pour éviter la reproduction des horreurs du Rwanda en 1994 (à moins qu’il ne soit déjà trop tard)? Comment faire pour qu’une intervention ne soit pas perçue comme une ingérence ou un affront à la souveraineté du Soudan? Enfin, être partenaire économique du gouvernement soudanais équivaut-il à endosser les atrocités commises au Darfour? Cette dernière question nous renvoie à celle du néocolonialisme en Afrique. Avant de revenir au cas spécifique du Soudan, abordons donc les origines du colonialisme.

Une genèse du colonialisme

À la fin du XIXe siècle, le continent africain est le berceau du colonialisme. Lors de la Conférence de Berlin (1883-1885) l’Afrique fut littéralement découpée par les puissances européennes du temps (France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Portugal), sans égard pour les réalités ethniques ou culturelles africaines. Le terme «colonialisme» apparaît à cette époque (dans les années 1860 en Angleterre). Il s’entend comme le désir, pour des puissances politiques (ou des Empires), d’étendre leur souveraineté sur les territoires qu’ils occupent. Selon une perspective critique qui ne sera développée qu’au XXe siècle, le colonialisme, c’est aussi le pillage des richesses d’un pays dominé, ainsi que le contrôle de populations indigènes par une administration extérieure.

Si on s’en tient à la définition du terme, la réalité du colonialisme en Afrique précède sa théorisation. Elle existe depuis au moins cinq siècles. Il n’y a qu’à penser au commerce triangulaire qui consistait à déraciner des Africains de leur continent pour les vendre et en faire des esclaves. Cette pratique séculaire est sans doute celle qui aura marqué le plus profondément l’Afrique. «C’est dans la mémoire et la conscience des Africains que cette époque a laissé les stigmates les plus douloureux et les plus durables : ces siècles de mépris, d’humiliation et de souffrances ont fait naître en eux un complexe d’infériorité et ont ancré quelque part au fond de leur cœur un profond sentiment d’injustice» (Kapuscinski, 2000, p. 23-25). Il est aujourd’hui impossible d’effectuer une analyse géopolitique du continent africain sans préalablement référer à cette histoire coloniale. La présence européenne aura laissé des traces indélébiles sur les ressources naturelles disponibles, sur les frontières politiques du continent ainsi que sur l’identité même des peuples.

Il faudra attendre après la Seconde Guerre mondiale pour que l’idéologie colonialiste ne recule. La Charte des Nations Unies (1945) réaffirme alors le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. S’amorcera, à travers le monde, une période connue sous le nom de décolonisation. Les puissances coloniales acceptent ou se résignent – selon le cas – à ce que des pays de ce qu’on appelait alors le Tiers-monde acquièrent leur indépendance.

La Chine et le Darfour

Pourtant, le colonialisme existe toujours aujourd’hui en Afrique. Les richesses de ce continent continuent d’être exploitées sous une forme plus sournoise. Par exemple, par l’utilisation de politiques commerciales, financières et économiques, une domination sur des populations africaines est exercée. La domination n’est donc plus tant politique; elle est économique. Il s’agit de néocolonialisme [1].

Le cas de la Chine au Soudan illustre bien la situation . La Chine vit une croissance économique monstrueuse au XXIe siècle et elle est aujourd’hui le deuxième plus gros consommateur mondial de pétrole derrière les États-Unis. Elle achète 40% des 25 millions de tonnes de pétrole que produit le Soudan annuellement (Herbst, 2008). Des entreprises chinoises construisent présentement un oléoduc de 1400 kilomètres reliant le Bassin de Melut à Port-Soudan, ville dans laquelle elle installe également un terminal pétrolier destiné à l’exportation des hydrocarbures (Samson, 2006). Théoriquement, ce partenariat avec la Chine constitue un avantage certain pour le Soudan qui n’a plus besoin d’emprunter d’argent aux institutions internationales (Hassan, 2009). Mais en pratique, il participe pleinement au mouvement d’exploitation et de pillage des ressources déstabilisant davantage le continent. À l’inverse, une précarisation de la région facilite également l’exploitation de ressources naturelles sans réelle opposition populaire. De nombreuses sources (AI, 2007; Andersson, 2008) démontrent en ce sens que la Chine continue de vendre de l’équipement militaire en dépit de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU (2005). Ces armes sont par la suite utilisées par les différentes factions rebelles, accentuant ainsi les risques de violence.

Le gouvernement El-Béchir tire évidemment avantage de son alliance avec le géant chinois en matière diplomatique. Par son poids au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Chine freine tout désir de sanctionner le président soudanais quant à la crise du Darfour et l’inaction de son gouvernement, malgré le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) à son endroit. Par le fait même, les Chinois deviennent d’importants complices des troubles qui sévissent au Darfour. Plutôt que de rechercher une solution de paix, le leitmotiv de leur présence au Soudan est purement économique. Nonobstant la situation alarmante des populations en guerre, l’objectif en est un de croissance.

Cette logique économiste entre en contradiction avec l’idéologie humaniste des coopérants internationaux du Darfour, d’où les difficultés de faire quelque avancée que ce soit pour les Organisations non gouvernementales (ONG) sur place [2]. L’histoire de l’ex-otage québécoise Stéphanie Jodoin nous permet de comprendre la gravité de la situation ainsi que l’impossibilité d’œuvrer dans un contexte sécuritaire (Gervais, 2009). À l’intérieur des camps de réfugiés, les armes sont facilement accessibles, accentuant ainsi la violence. Amnistie Internationale (2007) dénonce notamment le risque omniprésent de viols pour les femmes de ces camps.

Il serait réducteur de cibler la Chine comme seule responsable de pratiques néocolonialistes au Soudan. Il est tout aussi essentiel de s’ouvrir les yeux sur les agissements des pays occidentaux. C’est la compagnie étasunienne Chevron qui a découvert les importants gisements pétroliers du Soudan, mais elle a dû quitter le pays en raison de l’hostilité du gouvernement islamiste d’El-Béchir à la fin des années 1980 (Hassan, 2009). Les puissances occidentales accusent donc la Chine des maux qu’elles auraient sans doute elles-mêmes causés s’il y avait eu alliance avec le Soudan de l’époque. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer les pratiques douteuses de l’Occident dans les autres pays d’Afrique, notamment celles qui sont dénoncées dans l’ouvrage Noir Canada d’Alain Deneault (2008).

En raison de pratiques néocolonialistes, de grandes régions d’Afrique auront à se relever de siècles d’instabilité. Ultérieurement, il sera impératif de reconstruire l’espoir des jeunes générations qui, en temps de guerre, perdent leurs illusions de bâtir une société plus juste. La solution passe tout d’abord par l’abandon de pratiques colonialistes issues d’une autre époque.


[1] Les programmes d'ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale sont des exemples typiques de pratiques néocolonialistes.

[2] En mars dernier, le gouvernement soudanais décidait d'expulser 13 ONG de son territoire en réponse au mandat d'arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI) à l'endroit du président El-Béchir.

Références

Amnistie Internationale (2007). Soudan. De nouvelles photographies montrent que l’embargo des Nations Unies sur les armes à destination du Darfour continue d’être violé. . Consulté le 19 mai 2009.

Andersson, H. (2008). China is “fuelling war in Darfur”. BBC News, 13 juillet.

Deneault, A. (2008). Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique. Montréal : Écosociété.

Gervais, L.-M. (2009). Mon amie Stéphanie, ex-otage au Soudan. Le Devoir, 16-17 mai.

Hassan, M. (2009). Darfour : le sang, la faim et le pétrole. Altermonde-Sans-frontières. . Consulté le 20 mai 2009.

Herbst, M. (2008). Oil for China, Guns for Darfur. Business Week, 14 mars.

Kapuscinski, R. (2000). Ébène : Aventures africaines. Paris : Plon.

Organisation des Nations Unies (1945). La Charte des Nations Unies. Adoptée à la Conférence de San Francisco du 26 juin.

Organisation des Nations Unies (2005). Résolution 1591. New York : Conseil de Sécurité des Nations Unies.

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jeudi 14 mai 2009

Les motivations à l'engagement citoyen de la jeunesse québécoise à l'ère postmoderne

Texte de communication à l'ACFAS, 11 mai 2009.

Dans les minutes qui vont suivre, tel que le titre de ma communication l’indique, je m’entretiendrai avec vous des motivations à l’engagement citoyen chez la jeunesse québécoise à l’ère postmoderne. Les résultats que je vous présente aujourd’hui sont ceux d’un mémoire de maîtrise de sociologie que j’ai déposé en avril à l’Université Laval. J’amorce donc en vous présentant le plan de ma présentation.

1. Mes motivations à choisir un tel thème;
2. Précision conceptuelle : postmodernité, engagement citoyen, jeunesse québécoise;
3. Énoncé de ma question de recherche;
4. Démarche méthodologique;
5. Présentation et discussion des résultats.

Mes motivations à étudier l’engagement citoyen

Mon intérêt pour la question de l’engagement citoyen chez les jeunes provient d’un désir de démystifier la perception d’une jeunesse qui, devant les questions à portée politique, serait désengagée, désabusée, dépassée, apathique et cynique. Est-il vrai que la jeunesse se désengage si on la compare aux générations précédentes? Sur le plan d’une participation strictement électorale, la désaffection des jeunes est vérifiable statistiquement (O’Neill, 2003; Milan, 2005; Gidengil, 2005) et cela a d’importantes répercussions sur l’ensemble de la participation. Si les États-Unis peuvent se targuer d’avoir enregistré lors de l’élection présidentielle de cette année des taux de participation jamais enregistrés depuis 1908 (l’Obamanie aidant), dans le cas des élections canadiennes et québécoises de l’automne, ce sont plutôt des taux records de faible participation qui ont été enregistrés (59,1% pour les premières et 57,3% pour les secondes). Cependant, nous en parlerons subséquemment, il serait réducteur de limiter l’engagement citoyen à sa manifestation électorale.

En effet, si d’aucuns accusent les jeunes d’être apathiques, d’autres parlent plutôt d’une jeunesse dynamique et revendicatrice dans ses actions de terrain, donnant pour exemple la grève étudiante de 2005 contre les coupures du gouvernement Charest (Bouchard, 2005; Kelly, 2005). De plus, la notion d’engagement citoyen s’inscrit dans un processus plus global d’éducation à la citoyenneté où la citoyenneté n’est plus perçue qu’en termes de devoir (par exemple le devoir d’aller voter), mais il l’est comme mode de vie. Le Renouveau pédagogique dans les écoles secondaires du Québec veut justement, quoique parfois maladroitement, mettre l’emphase sur une telle conception de la citoyenneté comme mode de vie. J’ai donc amorcé mon projet de recherche avec ce désir de mieux comprendre, quand les jeunes s’engagent, pourquoi ils le font.

Précision conceptuelle

Mon thème comporte trois concepts distincts qu’il est nécessaire de préciser avant d’énoncer la question de recherche. Le premier concept est celui de postmodernité, le deuxième celui d’engagement citoyen et le troisième celui de jeunesse québécoise.

Voyons brièvement ce que nous entendons pour chacun d’eux.
Le concept de postmodernité, comme son nom l’indique, réfère à une compréhension de la société qui suit la modernité. Bien que les auteurs s’entendent sur des traits caractéristiques de cette postmodernitié (apparition des technosciences, mise en place des médias de masse, avènement d’une économie postindustrielle), il s’agit d’un concept qui ne fait pas l’unanimité en sociologie ou en philosophie (Boisvert, 1995). Des auteurs préfèrent parler de modernité avancée (Fukuyama, 1993; Giddens, 1991), d’hypermodernité ou tout simplement de détournement de la modernité (Habermas, 1981). Même chez ceux qui emploient le terme, un questionnement réside à savoir si la postmodernité doit se comprendre en continuité ou en rupture par rapport au monde moderne (Bonny, 1998). Notre objectif n’était cependant pas de répondre à ce débat épistémologique, mais simplement d’utiliser le concept pour référer à certaines caractéristiques du monde qui se déploie devant nous. L’intérêt ne réside donc pas tant dans le concept que dans la réalité qu’il décrit. Dans cette optique de travail, ce sont les travaux du sociologue Michel Freitag qui nous ont inspiré pour donner une définition au concept de postmodernité.

C’est notamment à travers les deux tomes de son ouvrage Dialectique et Société (1986a; 1986b) que Michel Freitag cherche à favoriser une compréhension théorique des transformations de la société globale dans le long terme historique. Il y utilise le terme «postmodernité» pour préciser sa vision des sociétés actuelles, mais une postmodernité qui doit être comprise comme un horizon possible non encore advenu. La postmodernité serait en quelque sorte une dystopie (par opposition à utopie), c’est-à-dire un cauchemar non advenu vers lequel notre société tendrait.

Loin d’être un idéal à atteindre ou loin de simplement la valoriser, Freitag décrit donc la postmodernité comme devant être surpassée ou contournée. Ce passage au monde postmoderne doit être compris telle une menace totalitaire risquant d’exacerber l’individualisme et de fragiliser les liens sociaux. Les individus seraient en perpétuel processus d’adaptabilité à une société devenue système et dont la logique se dessine sous le sceau de la performance et de l’anomie. Cette vision freitagienne nous rappelle la «Foule solitaire» de David Riesman, la «Société du Spectacle» de Guy Debord, la «Matrice» des frères Wachowski ou même «L’âge des ténèbres» de Denys Arcand. Dans les quatre cas, ces auteurs et artistes nous mettent en garde contre le déploiement d’une société où les liens sociaux s’effriteraient.

Le contexte d’émergence de cette postmodernité serait la globalisation néolibérale à travers laquelle le monde du politique s’écroule sous le poids de la logique marchande. L’économie laisse sa place à la chrématistique, c’est-à-dire que l’accumulation de capital devient une fin en soi (Petrella, 2007; Freitag, 2008). La mainmise du néolibéralisme participerait donc à cette dissolution de la société par l’évacuation des problématiques d’ordre social ou politique.

Évidemment, un tel contexte déshumanisant aura des répercussions à l’échelle des comportements individuels : recherche d’efficacité, instrumentalisation des rapports à l’autre, nécessité d’adaptation au futur. Se peut-il qu’il ait des répercussions quant aux motivations à l’engagement citoyen? Nous y reviendrons au moment de poser la question de recherche.

Le deuxième concept est celui d’engagement citoyen. Tel que je l’ai mentionné en introduction, il faut comprendre l’engagement citoyen au-delà de la simple participation électorale. Il renvoie tantôt à une participation politique, tantôt à une toute autre forme de militantisme ou de bénévolat. L’engagement s’oppose aux attitudes de retrait, d’indifférence et de non-participation (Ladrière, 2008). Il renvoie à l’activité plutôt qu’à la passivité.

Il est cependant impossible de dresser le portrait de toutes les formes d’engagement. Dans notre cas, nous avons donc choisi de nous attarder à un engagement citoyen caractéristique de notre temps : l’altermondialisme.

L’altermondialisme est ce «mouvement des mouvements», comme on l’appelle (Mertes, 2004), qui est né d’un désir, voire d’une nécessité de s’opposer aux abus de la globalisation des marchés. Selon les auteurs, on le fait naître en 1994 avec le mouvement zapatiste du Chiapas, en 1999 avec la manifestation de Seattle contre le sommet du G8 ou en 2001 avec le premier Forum social mondial de Porto Alegre.

Toujours est-il qu’il s’agit d’un mouvement qui cherche à revaloriser la sphère sociale, et ce en tissant des liens sociaux et en fomentant des réseaux planétaires grâce notamment aux nouvelles technologies de l’information et des communications. Nous sommes conscients que l’altermondialisme ne regroupe pas toutes les formes d’engagement à teneur politique des jeunes Québécois, mais il s’avérait un choix tout désigné en raison de son caractère inclusif et transnational, ainsi que bien sûr en raison de son opposition à la globalisation néolibérale.

Enfin, notre troisième concept est celui de jeunesse québécoise. Il ne faut pas entendre ce concept de façon monolithique. Au contraire, la jeunesse renvoie avant tout à une période de la vie qui sera variable selon l’époque ou selon la culture. Par jeunesse, nous avons décidé de cibler des jeunes adultes de ce que nous appelons la génération Y. Le terme de génération Y renvoie aux jeunes adultes d’aujourd’hui, premiers enfants de l’ère cybernétique. De manière idéaltypique, on pourrait décrire les Y comme les enfants de la Charte des droits et liberté, comme des jeunes qui s’adaptent à la conjoncture socioéconomique instable plutôt que de s’y résigner, comme des jeunes pour qui la compréhension des motivations à agir est fondamentale (le «pourquoi») (Mathieu, 2008; Fahmy, 2007). En étudiant cette génération en particulier, nous souhaitions donc évaluer si, justement, dans leurs motivations à s’engager (leur «pourquoi»), les Y semblaient chercher à dépasser ou contourner la postmodernité, ou s’ils avaient plutôt une propension à la faire advenir cette postmodernité.

Énoncé de ma question de recherche

À la lumière des précisions conceptuelles qui précèdent, voici donc la question de recherche que je m’étais fixé :

Est-ce que, dans leur motivation à s’engager dans des actions à portée citoyenne, les jeunes Québécois marquent le passage à un monde postmoderne?

Plus précisément cette question cherchait à comprendre le comportement des jeunes selon trois modalités de la postmodernité :

• Le principe d’efficacité dirige-t-il et motive-t-il leurs actions d’engagement?
• Les rapports à l’autre dans l’engagement sont-ils instrumentalisés à des fins strictement utilitaires?
• Privilégient-ils une vision de l’avenir (à venir) ou plutôt une vision d’un futur qui s’abat sur soi et auquel il est nécessaire de s’adapter?

Méthodologie

Plus précisément, à nos fins d’enquête, nous avons ciblé des jeunes entre 18 et 25 ans. Nous avons choisi de réaliser des entretiens semi-dirigés auprès de jeunes qui s’engageaient. L’objectif étant de choisir des jeunes de diverses régions du Québec, nous avons décidé de les sélectionner en fonction de leur implication à au moins une activité de l’Institut du Nouveau monde (INM). L’INM est «un institut indépendant, non partisan, à but non lucratif, voué au renouvellement des idées et à l’animation des débats publics au Québec» (INM, 2008). Malgré son caractère non-partisan et même s’il ne se décrit pas comme tel, l’INM s’inscrit indirectement dans la mouvance altermondialiste par les nombreux projets qu’il met de l’avant et qui appellent au dépassement d’une forme d’inertie créée par la globalisation néolibérale. Ce qui importait surtout, c’est que les jeunes interrogés se reconnaissent eux-mêmes comme faisant partie de la mouvance altermondialiste, l’INM ne servant ici que d’entremetteur.

J’ai donc réalisé 13 entretiens semi-dirigés du 18 juillet au 7 août 2008. Ils ont duré entre trente-cinq minutes et une heure trente. Les entretiens étaient divisés en cinq grands thèmes : la perception de l’engagement citoyen, les expériences personnelles d’engagement, l’utilité de s’engager, la place de la sphère sociale dans l’engagement, la vision de l’avenir.

Après la transcription des entretiens, nous avons choisi d’y aller d’une analyse thématique des discours. La première étape consiste à effectuer la codification, c’est-à-dire d’identifier les principaux thèmes du discours. La seconde étape était l’examen discursif des thèmes. Les thèmes précédemment relevés sont alors examinés, interrogés et confrontés les uns aux autres.

Analyse des résultats

Présentons maintenant les principales conclusions auxquelles notre analyse nous permet d’arriver. Dans un premier temps, il semble y avoir chez nos répondants un désir de dépasser la condition humaine postmoderne telle que décrite par Michel Freitag. Cela se manifeste notamment par cette implication au sein de l’antithèse à la globalisation néolibérale qu’est le mouvement altermondialiste. Loin d’être cyniques face à l’avenir, ces jeunes interrogés sont en perpétuelle recherche de moyens pour revaloriser le politique et pour acquérir un véritable pouvoir d’action.

Des répondants parlent du processus menant à l’engagement comme le passage de la passivité à l’action comme nous pouvons le voir dans la citation de Mélanie. «Une personne décide de se prendre en mains, elle s’intéresse à la société [aspect passif] et a envie d’y contribuer [passage à l’action]». Pour ces jeunes rencontrés, l’engagement citoyen au sein du «mouvement des mouvements» n’entre aucunement en contradiction avec la réappropriation de la sphère politique. C’en est plutôt une condition. Ils comprennent difficilement l’apathie ou le «je-m’en-foutisme» de certains de leurs pairs et croient en leur possible éveil, c’est-à-dire à leur possible engagement. En ce sens, ils rejoignent l’idée de Michel Freitag comme quoi le XXIe siècle requiert la construction de solidarités humaines, notamment pour combattre la dissolution du social par le capital (Freitag et Pineault, 1999). Cela est confirmé par leurs réponses concernant les raisons de s’engager au sein de la société comme vous pouvez le voir sur le diaporama. «Faire de ce monde un monde meilleur» (Mélanie, Julie, Charles); «pour faire avancer la société» (Kevin); «pour que mes actions en entraînent d’autres» (Ian). Les jeunes entretiennent des utopies ou des idéaux concernant la construction d’un monde meilleur. En aucun cas l’engagement initial n’était motivé par des motifs purement égoïstes ou instrumentaux. Avec Durkheim, nous pourrions dire que «l’altruisme n’est pas destiné à devenir […] une sorte d’ornement agréable de notre vie sociale; mais il en sera toujours la base fondamentale» (Durkheim, 1967[1893], p. 207). Leur engagement répond donc à ce désir d’altruisme.

A contrario, dans un deuxième temps, en faisant un retour sur les trois caractéristiques de la postmodernité dont nous avons parlé les répondants participent tout de même d’une certaine manière à la reproduction de la condition de l’individu postmoderne.

Premièrement, une tendance à la constante recherche d’efficacité est perceptible. Nous l’avons vu, les jeunes savent pourquoi s’engager. Cependant, à la question de savoir où s’engager et comment le faire, ils deviennent stratégiques. Ils calculent et font des choix stratégiques, pragmatiques, parfois utilitaristes. Les notions d’efficacité et d’utilité de soi, de l’autre, du groupe et de la cause sont constamment évoquées comme préoccupations importantes dans l’engagement citoyen. On voit ici quelques citations. «J’ai choisi du monde qui pouvait être utile. On va donc aller chercher des outils ensemble» (David). «Il faut simplement trouver des gens qui vont nous servir […] C’est à travers le réseautage qu’on se développe dans le monde de l’engagement citoyen» (Ian).

Deuxièmement, l’altérité dans l’engagement est parfois appréhendée selon sa fonction par rapport à l’action. En s’engageant de manière de plus en plus ponctuelle, il devient facile de se désengager d’une cause quand il n’y a plus de sentiment d’apport dans l’action. Ce qui est particulier au contexte d’une postmodernité en émergence ici, c’est l’augmentation du désengagement ou de l’engagement multiple qui nuisent au tissage de relations sociales et favorisent plutôt l’instrumentalisation de l’autre à l’intérieur de réseaux sociaux fonctionnels et efficaces. Cela renvoie à une forme d’engagement que nous appelons «engagement-dégagement» (Wieviorka, 1998). L’altérité, tout comme la cause elle-même, joue un rôle de formateur, d’où la nécessité chez certains jeunes de côtoyer, à travers l’action, le plus grand nombre de personnes possible. On voit ici la citation de Charles qui va en ce sens. «C’est une des règles de ma vie. Apprendre le plus auprès du plus grand nombre de personnes possible. Il y a tellement d’informations dans le monde que plus tu parles à des gens qui sont engagés et plus tu risques de renforcir [sic.] ton savoir et ton pouvoir d’engagement» (Charles). Ainsi, l’engagement citoyen constitue avant tout une entreprise individuelle à travers laquelle les relations interpersonnelles (amicales notamment) sont possibles et souhaitables, mais non prioritaires.

Troisièmement, la relation au temps est ambivalente. Contrairement aux caractéristiques de l’individu postmoderne, les jeunes rencontrés sont en mesure de développer des grands projets d’avenir, voire des utopies. Toutefois, étant aux prises avec le monde de la quotidienneté, ils priorisent la résolution des problèmes immédiats, quotidiens, ce que Freitag appelle une «résolution adaptative des problèmes courants» (Freitag, 2002). Ils procèdent ainsi en l’adaptation de leurs utopies. Nous utiliserons un oxymore et parlerons d’«utopies pragmatiques». C’est notamment ce qui les amènera à privilégier un engagement du type «engagement-dégagement» (Wieviorka, 1998) dont nous avons parlé plus tôt. L’«engagement-dégagement» permet de s’adapter plus facilement aux obligations dictées par le futur, mais les répondants réalisent que cet engagement ponctuel peut nuire à la cause. Nous le constatons dans la citation de Lucie que vous pouvez voir sur le diaporama. «Je devrais centraliser mes actions. Au lieu de toucher à tout, me concentrer dans une [seule] cause pour passer plus de temps, [y consacrer] plus d’énergie, au lieu de me donner un peu partout» (Lucie)

C’est à la lumière de ce qui précède que nous concluons à un caractère paradoxal de l’engagement citoyen des jeunes Québécois interrogés. Ils sont aux prises avec le caractère postmoderne de leur propre identité citoyenne qui se déploie. D’une part ils combattent le système déshumanisant qui se met en place par la globalisation néolibérale; mais d’autre part, ils participent à la production de cette logique systémique en adoptant, ponctuellement, les caractéristiques de l’individu postmoderne dans leur propre engagement. Leur engagement agit donc à la fois comme une illustration de la postmodernité en émergence et comme un symbole du dépassement de cette réalité dystopique. Somme toute, les jeunes qui s’engagent ne seraient que partiellement prisonniers – en liberté conditionnelle faudrait-il dire – par rapport à la vision dystopique de la postmodernité que Michel Freitag énonce et dénonce.

En ce qui a trait aux limites inhérentes à notre étude, il faut noter son caractère synchrone nous empêchant de conclure si les jeunes des générations précédentes répondaient ou non aux mêmes critères quant à l’efficacité de leurs actions, à l’instrumentalisation de l’altérité ainsi qu’à leur rapport au temps. Aussi, il faut demeurer lucide quant à notre insuffisance à appréhender l’entièreté du concept de postmodernité. Nos conclusions issues d’entretiens auraient très bien pu se révéler au sein d’autres types de sociétés, en d’autres lieux, d’autres époques ou d’autres circonstances. Néanmoins, en voulant mesurer l’engagement citoyen tel que nous l’avons fait, notre objectif était de dresser le portrait instantané (de prendre un cliché) le plus fidèle possible de la réalité des jeunes Québécois engagés à notre époque. Quoique sans doute trop restreint, notre échantillon permet tout de même de dresser un intéressant portrait de la situation. Pour dépasser cette limite de notre étude, nous pourrions envisager de faire une étude comparative de l’engagement citoyen selon les générations. Nous pourrions ainsi voir si la génération Y s’engage selon des motivations distinctes par rapport aux générations précédentes ou suivantes.

Quoiqu’il en soit, ces résultats fournissent un éclairage intéressant au sujet de l’engagement citoyen contemporain. Ils permettent d’aborder et de comprendre l’engagement des jeunes d’une génération sans doute moins apathique et cynique qu’elle n’y paraît.

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