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Professeur de sociologie et d'histoire.

lundi 12 avril 2010

Mexicains au pied du mur

Aux États-Unis d’Amérique, l’immigration illégale est devenue depuis quelques années une problématique sociale majeure. Selon les estimations, plus de dix millions d’illégaux (en anglais : illegal aliens) habitent cette terre d’immigration que sont les États-Unis. Une forte proportion d’entre eux provient du Mexique. En effet, un million de clandestins passeraient la frontière chaque année.





La présence accrue de Mexicains illégaux en sol étasunien dérange. D’aucuns associent leur migration à une Reconquista de territoires du sud des États-Unis dont le Mexique a perdu le contrôle dans la première moitié du XIXe siècle (Californie, Nevada, Utah, Arizona, Nouveau-Mexique, Colorado, Texas). D’ailleurs, les statistiques du récent recensement décennal indiquent que la population blanche non hispanique qui représente aujourd’hui plus de 65% de la population totale devrait en constituer moins de 50% d’ici 2043 (1). Cette thèse de la reconquête mérite cependant d’être remise dans son contexte, car une forte proportion des hispaniques étasuniens sont des immigrants de deuxième ou troisième génération (2). Aussi, ce sont plutôt les Mexicains qui sont menacés par l’hégémonie culturelle étasunienne.

Quoi qu’il en soit, en réaction à une immigration illégale jugée trop abondante, des patrouilleurs frontaliers circulent pour déjouer les stratégies des coyotes, ces passeurs engagés par les Mexicains pour traverser clandestinement les frontières. Insatisfaits du travail des patrouilleurs, certains habitants des États du Sud choisissent de se faire eux-mêmes justice en chassant ces «méchants aliens». Depuis 15 années, 5000 Mexicains seraient morts soi-disant accidentellement en cherchant à traverser la frontière (3). De plus, il est à noter que depuis 2006, quiconque refuse de dénoncer une immigration illégale dont il a été témoin est susceptible d’être accusé de complicité.

Pour régler définitivement le problème, les États-Unis ont entrepris dès 1994 la construction d’un énorme mur discontinu à leur frontière avec le Mexique. Il s’agit d’un mur physique de 4,5 mètres de hauteur sur 1123 kilomètres (4) (soit le tiers de la frontière), mais également d’un mur virtuel sur l’ensemble de la frontière (surveillance par caméras et hélicoptères, augmentation des patrouilles). En 2006, le Secure Fence Act a été voté en faveur de la poursuite de cette construction colossale. Bien que ce projet de loi ait vu le jour sous l’administration de George W. Bush, de nombreux démocrates l’ont appuyé. Les sénateurs Barack Obama et Hillary Rodham Clinton étaient du nombre.

Concrètement, cette nouvelle cloison génère des drames humains de conséquences alarmantes (5). La mobilité des quelque 250 millions de légaux qui traversent la frontière chaque année est grandement réduite. Des communautés qui, jadis, partageaient d’étroits rapports culturels et économiques sont désormais séparées. C’est le cas de 12 villes jumelles à la frontière mexico-américaine. Surtout, des tensions énormes apparaissent entre hispaniques et non-hispaniques, les premiers symbolisant les nouveaux boucs émissaires des problèmes sociaux, économiques ou politiques au Sud des États-Unis. Par ailleurs, ce nouveau mur de la honte joue littéralement le rôle de négation d’inégalités socioéconomiques entre deux pays voisins. Le Mexique est un pays fortement atteint par une division des classes sociales. Son milieu agricole a été déstructuré par l’application du modèle néolibéral à partir de 1982. De plus, le style de vie paysan semble hautement dévalorisé par les plus jeunes qui sont attirés par des perspectives d’emplois plus importantes aux États-Unis. Si autant d’illégaux traversent la frontière, c’est en raison de la baisse de leur niveau de vie et du pouvoir d’attraction du rêve américain.

La réalité est pourtant plus proche du cauchemar que du rêve. Les illégaux répondent habituellement à une offre d’emplois précaires. En plus de désunir des familles pour des mois ou des années, ces emplois modifient la structure économique du Mexique qui est dorénavant privé de nombreux travailleurs. Pour les États-Unis, ceux-ci représentent une source de main-d’œuvre bon marché presque inépuisable. Leur présence est non seulement utile, mais elle est parfois nécessaire à la survie d’une partie du système économique qui s’alimente de la ségrégation de cette partie de la population. Or, en ségréguant des populations, non seulement les problématiques d’inégalités ne se résolvent pas, mais elles s’accroissent et risquent d’exacerber les tensions interculturelles. Aux États-Unis, cette réalité est plutôt inquiétante dans un contexte récent de résurgence des mouvements d’extrême-droite et des milices prônant la suprématie de la «race blanche» (6). Au Mexique, c’est l’incapacité des derniers gouvernements (dont l’actuel de Felipe Calderón) à lutter efficacement contre la pauvreté qui inquiète. L’économie informelle, le narcotrafic et l’émigration illégale deviennent les principaux moyens de promotion sociale pour des milliers de Mexicains (7).

Il s’avérerait sans doute raisonnable d’atténuer la critique du mur si son cas était unique. Cependant, par son ampleur, il agit comme symbole d’un emmurement sociétal de plus en plus généralisé. En se cloisonnant, les classes sociales – autrefois simple concept théorique – deviennent des réalités physiquement observables. Il n’y a qu’à penser à cette importante partie de la population étasunienne (8 millions d’individus) qui vit au sein de gated communities. Pour des raisons de sécurité ou, pire, par intolérance ou xénophobie, des milliers d’Américains se cachent derrière une clôture bien gardée. Ces clôtures permettent de séparer physiquement des communautés, mais elles permettent surtout de faire vivre ces dernières dans l’ignorance de la réalité de leurs voisins proches.

Depuis l’élection d’Obama en 2008, rien ne laisse présager le ralentissement du grand projet ségrégationniste nord-américain. Le mur est toujours en construction et les Mexicains semblent de plus en plus stigmatisés comme le nouvel envahisseur. N’aurait-il pas lieu de questionner les sources du problème? Pourquoi l’American Way of Life séduit-elle encore autant? L’ALÉNA a-t-il contribué à accroître les inégalités socioéconomiques entre Mexicains et autres Nord-Américains depuis 1994? Et surtout, comment comprendre que tant de frontières s’abattent au nom du libre marché pendant que d’autres se construisent au nom de la sécurité?



(1) Richard Hétu, «Les Américains tirent leur portrait racial», La Presse, 10 avril 2010.
(2) Malie Montagutelli, « Les Mexicains aux États-Unis : tribulations d'une relation difficile », Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 7, 2003, [En ligne], URL : http://alhim.revues.org/index438.html. Consulté le 11 avril 2010.
(3) Julie Dufort, «États-Unis-Mexique. Vous avez dit changement?», Le Devoir, 26 octobre 2009.
(4) Ce qui en fait la plus grande construction humaine après la muraille de Chine.
(5) Nathalie Gravel, «Les enjeux de l’immigration dans les Amériques», Conférence prononcée lors l’École d’été sur les Amériques du Centre d’études interaméricaines de l’Université Laval, 12 mai 2008.
(6) Maxime Windenger, «L’extrême-droite américaine à l’ère de l’Amérique d’Obama : un regain d’activités», Conférence prononcée lors du colloque Les États-Unis d’hier à Obama : regards multiples sur la société, l’histoire et les politiques américaines de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand à l’UQÀM, 7 avril 2010.
(7) Nathalie Gravel, op. cit.

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