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Professeur de sociologie et d'histoire.

jeudi 7 juillet 2011

Arendt et la crise de la culture

Dans ce billet, je présente un bref compte rendu réalisé à la suite de la lecture de quelques textes d'Arendt dans La crise de la culture.



Mise en contexte et présentation des textes
Par les lectures dirigées que nous réalisons cet été, nous poursuivons deux objectifs. Le premier objectif est évidemment de lire des textes pouvant contribuer directement à l’enrichissement de notre projet de thèse. Le second objectif – complémentaire du premier, mais sur lequel nous insisterons davantage – est de mieux connaître des auteurs (deux en particulier) que d’aucuns qualifieraient d’«incontournables» en sciences sociales, mais que nous avons pourtant toujours contourné dans notre parcours. Un de ceux-là est Fernand Dumont. Nous l’aborderons dans le prochain travail. L’autre est Hannah Arendt. Notre méconnaissance d’Arendt est liée au fait qu’à l’exception de quelques extraits, nous ne l’avons jamais lu «dans le texte». Nous la connaissons par l’entremise de notices biographiques, de résumés ou comptes rendus d’ouvrages, ou simplement par les fréquentes références à ses écrits de la part d’autres auteurs. Avec Arendt même, nous pourrions écrire que nous ne connaissons qu’une «version divertissante» (Arendt, 1972c, p. 266) de son œuvre. Pour remédier à la situation, nous aborderons trois des textes que nous avons lus dans l’ouvrage La crise de la culture. Il s’agit de «Qu’est-ce que l’autorité», «La crise de la culture» ainsi que «La crise de la l’éducation».

Qu’est-ce que l’autorité?
Ce texte constitue une critique de la modernité en regard de la disparition de la notion d’autorité. Il s’agit en quelque sorte d’un texte préalable à celui sur la crise de l’éducation, car il présente la définition de son concept-clé qu’est l’autorité. Pour Arendt, l’autorité s’oppose à la fois à la contrainte et à la persuasion. Le monde de la contrainte s’incarne davantage chez le tyran, car ce dernier gouverne conformément à sa volonté et à son intérêt. L’autorité, elle, est liée par des lois. Elle implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté.

Arendt utilise les Anciens (Grecs et Romains) pour mieux comprendre la notion d’autorité. Ainsi, à Rome, l’événement mythique de la fondation fait office d’autorité sur l’ensemble de la population. Les Romains sont donc religieux en son sens étymologique de religare (relié à), puisqu’ils sont liés à la fondation. L’importance des déesses du commencement (Janus) et du souvenir (Minerve) démontrent bien la force (l’autorité) du mythe fondateur. Cette importance d’un mythe fondateur est littéralement récupérée par les Chrétiens qui font de la résurrection ce moment initial. Pour Machiavel également, ce concept de fondation est crucial. Sans le nommer, il se représente en quelque sorte le concept de révolution comme une nouvelle fondation. Pour lui, il y a nécessité de la violence pour la fondation de nouveaux corps politiques, d’où certaines similitudes avec Robespierre qui prend la défense d’un «despotisme de la liberté contre la tyrannie».

La crise de l’éducation
Si le premier texte cherche à faire la généalogie du concept d’autorité, le deuxième se positionne en synchronie avec la vie d’Arendt. Cette dernière présente une crise de l’éducation qui, selon ses dires, sévirait aux États-Unis d’Amérique. Selon l’auteure, «nulle part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n’ont été acceptées de façon si servile et si peu critique» (Arendt, 1972b, p. 230). Ce qui fait défaut avec les États-Unis, c’est cette propension à vouloir tout égaliser au nom des mêmes principes politiques qui ont fondé le pays. Pour Arendt, «il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu’aux dépens de l’autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués» (Arendt, 1972b, p. 232).

Le texte d’Arendt s’articule autour de trois idées de base. La première est celle qu’avec la modernité, il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants et affranchie de l’autorité des adultes. Plutôt que d’être soumis à cette autorité des adultes, les enfants sont alors soumis à la tyrannie de la majorité. La deuxième idée est que la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Le professeur serait alors en mesure d’enseigner n’importe quoi, sans maîtriser nécessairement la matière. Arendt accuse la «psychologie moderne» et les «doctrines pragmatiques» d’être les principaux responsables de cet état de fait. Enfin, la troisième idée est le fait que le pragmatisme s’est imposé en éducation de telle sorte qu’on ne pourrait savoir ou comprendre que ce qu’on a fait soi-même. Cette idée mène à la substitution du faire à l’apprendre. En définitive, cela mène à la suppression du travail au profit du jeu, car il s’agit du mode d’expression le plus vivant et la seule forme d’activité qui jaillisse spontanément de l’existence de l’enfant.

Face à un tel portrait, Arendt souligne l’importance de réhabiliter l’autorité du professeur. «La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde» (Arendt, 1972b, p. 243). Or, le rejet de toute forme d’autorité de l’adulte (au nom d’une absurde égalité) représente rien de moins que le refus des adultes d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. «C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine» (Arendt, 1972b, p. 247).

Les propos d’Arendt nous semblent d’une grande pertinence dans la critique contemporaine que nous pourrions faire du système d’éducation québécois. Toutefois, quelques interrogations demeurent. Est-il encore pertinent aujourd’hui de faire de l’Amérique étasunienne le terreau fertile des politiques d’égalité? Les États-Unis ne sont-ils pas, surtout depuis le passage de la vague néoconservatrice au pouvoir (2001-2009), un des pays du monde occidental où les inégalités socioéconomiques se creusent de plus en plus chaque année? En matière éducative, les universités élitistes de la Ivy League ainsi que la prépondérance de la philanthropie comme moyen de financement du système scolaire sont-ils des symboles de cette soi-disant égalité? Les remarques d’Arendt sur l’égalité en Amérique semblent donc perdre de leur pertinence aujourd’hui.

La crise de la culture
Le troisième texte étudié s’attarde à la notion de culture. Plus spécifiquement, il s’agit d’une critique de la société et de la culture de masse, toutes deux générées par la modernité. Arendt critique notamment la récupération de l’art à des fins de différenciation sociale. «Sitôt que les ouvrages immortels du passé devinrent objet du raffinement social et individuel, avec positions sociales correspondante, ils perdirent leur plus importante et leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles» (Arendt, 1972c, p. 260). Les objets culturels peuvent alors être saisis telle une monnaie permettant l’achat d’une position supérieure dans la société. Avec l’apparition de la société et de la culture de masse, les objets culturels sont consommés (et donc consumés). Le loisir et le divertissement imposent leur hégémonie sur l’art, la ruinant, la détruisant.

Cette manière de percevoir la culture entre en contradiction avec la perception romaine, notamment celle de Cicéron. Chez les Romains, la culture renvoie d’une part à l’aménagement de la nature en un lieu habitable pour un peuple, et d’autre part au soin donné aux monuments du passé. C’est dans cette optique que les objets d’art doivent être protégés contre l’instinct possessif des individus.

Arendt conclut son texte en faisant référence au caractère public de la beauté. Avec Kant, elle affirme que le pouvoir de juger est une faculté politique et que les jugements de goût sont donc soumis à la discussion (à l’opposé du vieil adage qui affirme le contraire). En effet, la validité d’un jugement n’est possible que conditionnellement à une discussion (anticipée ou réelle) avec autrui.

Application au projet de thèse
Hannah Arendt représente une auteure incontournable en philosophie politique. Puisque mon projet de thèse s’articule autour des transformations des politiques éducatives au Québec dans la seconde moitié du XXe siècle, son regard sur la «crise de l’éducation» dans le système étasunien à son époque s’avère d’une extrême pertinence (à condition de le contextualiser, évidemment). Avec acuité, elle présente la problématique non de manière conjoncturelle – comme nous pourrions l’envisager avec les débats entourant le Renouveau pédagogique dans les écoles québécoises – mais de manière structurelle. Elle questionne en effet les problèmes d’éducation en regard du déploiement de la modernité. Derrière sa critique de l’éducation se cache une critique de tout l’édifice de reproduction sociale (famille, école) qui peine à s’adapter au monde moderne.

Dans le cas de notre projet de thèse, nous devrons cependant faire preuve de prudence en ne nous écartant pas de notre problématique de départ. En voulant comprendre le déploiement d’une logique marchande en éducation, nous nous inscrivons d’emblée dans une critique de la modernité au sens d’Arendt. Cependant, ce n’est pas la qualité du rapport pédagogique maître-élève qui nous intéresse. Nous ne voulons pas poser un regard qualitatif sur l’apprentissage d’hier et d’aujourd’hui, n’ayant ni les outils ni les sources pour réaliser un tel exercice comparatif. Ce que nous souhaitons, c’est porter un regard neuf sur les relations (de pouvoir, marchande, d’apprentissage) qui s’établissent dans les écoles secondaires québécoises et comprendre leurs transformations. Nous souhaitons démontrer l’impact de la marchandisation de l’éducation sur l’ensemble des relations humaines (professionnelles et pédagogiques) au sein des écoles.

Questions de précision
Afin de préciser la pensée d’Arendt, nous aimerions discuter de deux passages de son texte «Qu’est-ce l’autorité» que nous avons plus ou moins bien compris.
1)      À la page 168, elle présente une triple composante du passé : tradition, religion et autorité. Elle affirme ensuite que Luther s’en est pris à l’autorité de l’Église, que Hobbes s’en est pris à la tradition et que les humanistes s’en sont pris  à la religion et à l’autorité. Nous aimerions mieux comprendre sa pensée. Luther s’en prend-il à la religion vraiment? N’est-ce pas plutôt à l’institution religieuse, donc à l’autorité qu’il s’en prend? Pourquoi Hobbes s’en prend à la tradition et les humanistes à la religion et à l’autorité?
2)      Aux pages 184-185, Arendt affirme que «L’autorité comme on l’a connu jadis […] n’a nulle part été réinstituée, ni par les révolutions ni par le moyen encore moins prometteur de la restauration […]». Qu’est-ce qu’Arendt souhaiterait rétablir? Un ordre hiérarchique à la manière d’Ancien Régime? Nous en doutons. Dans le même ordre d’idées, il est difficile de comprendre qu’elle puisse affirmer qu’il y ait «régression simultanée de l’autorité et de la liberté dans le monde moderne» (Arendt, 1972a, p. 133).

Pour ce qui est du texte sur la crise de la culture, nous aimerions mieux comprendre le passage sur Kant qui explique que le pouvoir de juger est une faculté politique (Arendt, 1972c, p. 281).

Références
Arendt, H. (1972a), «Qu'est-ce que l'autorité?», La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, p. 121-185.
Arendt, H. (1972b), «La crise de l'éducation», La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, p. 223-252.
Arendt, H. (1972c), «La crise de la culture. Sa portée sociale et politique», La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, p. 253-288.
Dagenais, D. (dir.) (2004), Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Saint-Nicolas, Les Presses de l’Université Laval.
Piotte, J.-M. (1999), «Hannah Arendt», Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours, Montréal, Fides, p. 575-612.

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