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Professeur de sociologie et d'histoire.

lundi 9 septembre 2013

Les limites à la croissance (compte rendu de lecture)



Dans la collection «Retrouvailles», Écosociété a fait paraître au premier trimestre 2013 la mise à jour du célèbre Rapport Meadows, publié originellement par le Club de Rome en 1972. Tel que présenté en quatrième de couverture, un «Retrouvaille» est «un livre qui n’a jamais cessé d’être présent chez les militants, sur le terrain. Un texte que l’on aime raconter, comme un mauvais coup. Un outil pour remuer le monde». Les limites à la croissance constitue le sixième de cette collection d’ouvrages célèbres.


Le volume s’amorce avec deux préfaces. La première est celle de Yves-Marie Abraham, professeur de sociologie au HEC Montréal. Ce dernier avait codirigé l’ouvrage Décroissance versus développement durable. Débats pour la suite du monde, publié chez Écosociété en 2011. Sa préface constitue un plaidoyer pour ce qu’il appelle l’éco-socialisme ou la décroissance soutenable. Il rappelle que le Rapport Meadows, dès 1972, mettait en garde contre le caractère destructeur de la croissance économique. Abraham souligne la grande crédibilité des auteurs du rapport, en rappelant leurs années de travail au sein d’universités réputées comme le M.I.T. Le bien-fondé de ce rappel réside sans doute dans une volonté de démontrer que le discours qui sous-tend le rapport n’en est pas un d’idéologie ou de dogme, mais de raison et de science. La seconde préface est celle des auteurs, à tout le moins de deux d’entre eux, puisque Donella Meadows est décédée en 2001. Ils rappellent la promesse faite à «Dana» avant son décès, soit que l’ouvrage soit remis à jour 30 ans après sa publication originale (ce qui fut fait en 2004, dans sa version originale anglaise). Cet exercice s’avérait, selon eux, des plus nécessaires, compte tenu de l’augmentation importante de l’emprunte écologique de l’humanité et du dépassement, depuis la fin des années 1970, de la capacité de charge de la planète. D’ailleurs, concernant le défi écologique de l’humanité, le ton a changé : «s’il est vrai que nous présentions ce défi mondial comme sérieux, le ton de l’ouvrage était néanmoins optimiste en [1972], insistant sans relâche sur la marge de manœuvre dont nous disposions […]» (p. 19). Aujourd’hui, «nous sommes beaucoup plus pessimistes qu’en 1972 quant à l’avenir qui nous attend» (p. 26). Mais les auteurs concluent leur préface en parlant d’espoir. Et ils souhaitent que cette réédition puisse contribuer à une sorte d’éveil des consciences.
L’œuvre proprement dite comprend huit chapitres denses ainsi que deux annexes. Le premier chapitre met la table à l’ensemble de l’ouvrage. Il sert en quelque sorte d’introduction et s’emploie à démontrer que l’humanité aurait atteint le stade du «dépassement» sur le plan de la croissance. Le deuxième chapitre traite de la cause première du dépassement, soit la croissance exponentielle de la population et de la production industrielle. Les auteurs démontrent brillamment les défis liés à la transition démographique, prenant pour appui des exemples frappants, à l’instar du Nigéria dont la population de 125 millions d’habitants (en 2000) pourrait atteindre le milliard avant la fin du siècle. «À la fin du XXIe siècle, il y aura 8 fois plus de Nigérians qu’en 2000 et 28 fois plus qu’en 1950» (p. 65). Pour réduire cette croissance exponentielle (et ainsi contrer le dépassement), plusieurs facteurs doivent s’inter-influencer, à la manière d’une «boucle de rétroaction positive» (pour en nommer quelques-uns : l’éducation, l’emploi des femmes, la planification familiale). Au même titre, d’autres boucles de rétroaction ont des effets pervers, comme le fait que la pauvreté engendre une augmentation de la population qui, à son tour, engendre de la pauvreté. Les auteurs soulignent la nécessité de s’attaquer à ces boucles. «Est-il réaliste d’estimer qu’une telle croissance physique peut se poursuivre indéfiniment? Notre réponse est non! La croissance de la population et du capital accroît l’empreinte écologique de l’humanité […]» (p. 94).
Le chapitre 3 traite des raisons pour lesquelles cette croissance n’est pas soutenable à moyen et long termes. La Terre a des limites finies et les auteurs en font la démonstration en dressant l’état de la situation des sources renouvelables (nourriture, terre, sol, eau, forêts) et des sources non renouvelables (combustibles fossiles) de la planète. Ils présentent en fin de chapitre les causes de la dégradation environnementale, à partir de la formule IPAT (Impact = Population x Abondance x Technologie). «Afin de réduire l’empreinte écologique de l’humanité, il semble raisonnable que chaque pays s’efforce de progresser dans les secteurs où il a le plus de possibilités de le faire» (p. 198). Au chapitre 4, les auteurs présentent leur modèle informatique World3 qui, à partir d’une panoplie de paramètres, produit des scénarios sur l’évolution du système dans lequel nous sommes. Quant au chapitre 5, il représente en quelque sorte une parenthèse à l’ouvrage. Les auteurs nous rappellent l’histoire liée au combat contre les pluies acides dans la décennie 1980. Il s’agit d’une démonstration de la capacité des décideurs de la planète à intervenir promptement dans une situation d’urgence. Pour les auteurs, ce moment devrait être pris comme exemple pour les actions futures à entreprendre en matière écologique. Mais il devrait aussi servir à combattre le cynisme de ceux qui croient qu’il est déjà trop tard.
Le chapitre 6 présente les modèles informatiques issus de World3 en fonction de certaines hypothèses liées à l’ingéniosité humaine. Bien que soit démontrée la nécessité de provoquer d’énormes changements techniques, les auteurs insistent sur le fait que la technologie et les marchés ne peuvent à eux seuls empêcher l’effondrement. «La technologie et les marchés sont le plus souvent au service des segments les plus puissants de la société. Si l’objectif premier est la croissance, ils produiront de la croissance aussi longtemps qu’ils le pourront. Si les objectifs premiers étaient l’équité et la durabilité, ils agiraient dans ce sens» (p. 338). C’est ainsi que le chapitre 7 parle d’ajouter de la sagesse à l’intelligence de l’être humain. C’est en quelque sorte le lieu où les auteurs intègrent les notions d’éthique. Parmi leurs propositions pour tendre vers une société durable, il faut retenir la planification à plus long terme, l’amélioration des signaux (pour faire état de l’activité humaine sur les écosystèmes), la prévision de mesures en cas de problèmes et la réduction au minimum de l’utilisation des ressources non renouvelables.
L’ouvrage se conclut avec le chapitre 8 qui présente les réflexions des auteurs quant aux actions à entreprendre. Ceux-ci rappellent que l’humanité a connu deux grandes révolutions dans son histoire (agricole et industrielle), mais qu’il est nécessaire de tendre vers une troisième, celle de la durabilité. Pour eux, ce changement de paradigme n’est possible que par une appropriation d’outils essentiels : l’inspiration, le travail en réseau, l’honnêteté, l’apprentissage et l’amour. En somme, ce dernier chapitre se déploie sous forme de réflexions. Il s’éloigne des modèles statistiques pour se rapprocher de l’espoir que les auteurs souhaitent transmettre.
Cet ouvrage s’avère très complet, sur le plan de l’argumentaire et de la démonstration. Les nombreux tableaux et graphiques qui parsèment son contenu permettent de bien illustrer les propos des auteurs, sans en alourdir la lecture. Tout en demeurant fidèles aux impératifs scientifiques, les auteurs ne sont pas tombés dans le piège de présenter un rapport trop spécialisé qui, par le fait même, aurait pu perdre de son accessibilité. Par exemple, les détails techniques concernant le modèle informatique World3 sont mis de côté. On y réfère dans la première annexe ou dans un CD-ROM que les lecteurs les plus avides de modèles statistiques pourront commander. Évidemment, les auteurs travaillent avec une approche systémique fort complexe et, assurément, imprécise. Mais ils ne s’en cachent pas, prenant soin de préciser à plusieurs reprises que l’objectif de l’ouvrage n’est pas de fournir une vérité sous forme de prédictions, mais plutôt des tendances sous forme de prévisions. Seul petit bémol, puisqu’il s’est passé presque sept années entre la réédition anglaise et sa traduction française, il aurait été intéressant qu’un épilogue s’ajoute, pour faire le point sur ces sept années (perdues?), par rapport aux conclusions des auteurs.
De toute évidence, le Rapport Meadows n’est pas un traité de géopolitique. Il fait son travail diagnostique, il présente des modèles qui nous permettent d’entrevoir les dangers inhérents qui guettent nos sociétés et notre planète, mais en aucun temps il ne présente de solutions sous forme de politiques pour que les États interviennent efficacement (comme ceux-ci l’avaient fait pour combattre le problème des pluies acides dans les années 1980). Ce n’est d’ailleurs pas le mandat que les Meadows et Randers s’étaient donné. Le lecteur termine donc sa lecture déçu de ne pas avoir en main des solutions concrètes, mais conscient de la nécessité d’agir, maintenant. En choisissant cette œuvre pour la collection «Retrouvailles», Écosociété a atteint son objectif. Il a fait revivre un texte nécessaire, un texte qui rappelle l’urgence d’agir et qui offre un outil intellectuel sans égal «pour remuer le monde».
Compte rendu de lecture : Meadows, Dennis, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini). Le Rapport Meadows, 30 ans après, Montréal, Écosociété, 2013, 426 p.

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