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Professeur de sociologie et d'histoire.

mercredi 16 avril 2014

Comprendre l'État d'Israël (recension)


Au début de l’année 2014, Écosociété faisait paraître un ouvrage sur l’État d’Israël. Son auteur est Yakov Rabkin, professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Ce dernier s’intéresse aux relations qu’entretient le judaïsme avec le projet sioniste. Il s’est particulièrement fait connaître depuis la publication de Au nom de la Torah : une opposition juive au sionisme aux Presses de l’Université Laval (2004). Au Canada, il est connu pour certaines de ses interventions médiatiques portant sur les relations entre les gouvernements canadien et israélien (Tout le monde en parle, 16 février 2014).

Les neuf chapitres du livre sont de longueurs inégales, mais deux occupent plus de place. Ils traitent de l’entreprise sioniste (chapitre 4) et de l’opposition juive au sionisme (chapitre 7). Rabkin cherche à faire la démonstration que le projet sioniste est d’abord un projet laïque, inspiré par la montée des nationalismes dans le XIXe siècle européen. Le projet est tellement peu religieux qu’il s’oppose même à trois serments à Dieu rapportés par le Talmud : «ne pas rentrer en masse et en force dans la Terre d’Israël, ne pas se rebeller contre les nations et que ces dernières n’asservissent pas à l’excès le peuple juif» (p. 23). Or, vous l’aurez compris, d’aucuns prétendent que les atrocités commises par les nazis violeraient le troisième serment et annuleraient ainsi les deux premiers.
L’ouvrage de Rabkin est très dense et comporte un lot impressionnant d’informations sur l’histoire juive. Ne pouvant établir qu’un portrait sommaire, retenons trois thèmes abordés : la fabrication d’une nouvelle langue, l’existence de chrétiens sionistes et la ségrégation en Israël.
Premièrement, aux yeux de Rabkin, l’histoire du sionisme et de l’État d’Israël serait marquée par l’essor d’un sentiment national ayant peu à voir avec la religion juive. Par exemple, les sionistes, en cherchant à revaloriser la langue hébraïque, auraient en fait fabriqués une toute nouvelle langue, plus près du russe, dans sa structure, que de l’hébreu des textes sacrés. En outre, le sionisme encouragerait un déracinement culturel par rapport au passé de juifs qui, par le passé, parlaient le yiddish et étaient assez bien assimilés à leurs pays d’origine (d’Europe de l’est surtout). L’épouvantable vague d’antisémitisme qui déferla sur l’Europe dans la première moitié du XXe siècle serait indubitablement liée à ce désir de reconstruire une identité pour le peuple juif, en s’inspirant de la montée des nationalismes en Europe.
Deuxièmement, non seulement le sionisme n’est pas une entreprise juive, mais il peut être porté par des chrétiens, notamment les groupes évangéliques. Rabkin rappelle que les plus grands appuis à l’État d’Israël proviennent de groupes chrétiens qui perçoivent que le Second Avènement du Christ ne serait possible que si la Terre d’Israël s’avérait être possession exclusive des juifs. Les chrétiens joueraient un rôle tellement central qu’aux yeux d’un sioniste américain, «nous pou[rri]ons nous passer de 80 pour cent des juifs; [car] ce sont surtout les bons chrétiens qui défendent l’État d’Israël» (p. 242). Cela expliquerait notamment l’importance des lobbys sionistes aux États-Unis et au Canada (de façon encore plus marquée depuis une décennie).
Troisièmement, notons que Rabkin souligne à quel point, derrière des apparences de démocratie, Israël constitue un lieu de ségrégation. Les Palestiniens, évidemment, sont les premiers concernés par des politiques discriminatoires de toutes sortes. Mais les Israéliens eux-mêmes sont ségrégués, à l’instar des populations juives arabes qui, dans l’histoire récente, ont simplement servi d’«instruments de dépossession des Palestiniens tout en subissant un statut inférieur au sein de la société israélienne» (p. 155).
Des détracteurs de Rabkin (dans certaines organisations sionistes canadiennes) plaident pour le fait qu’il adopte la position de groupes religieux traditionnalistes et qu’il est ainsi en dissonance avec la modernité et le monde laïque autour duquel le projet sioniste se déploie. En plus, ces derniers l’accusent de défendre des groupes radicaux tels que Lev Tahor (qui fait les manchettes au Canada). Or, cet amalgame est simpliste et malhonnête. Rabkin présente bel et bien la position de groupes religieux ultra-orthodoxes (Haredims), mais dans le but évident de démontrer qu’il est inapproprié d’associer le sionisme à l’ensemble du monde juif. D’ailleurs, Rabkin appuie également sa démonstration sur l’opposition de juifs se réclamant d’un cosmopolitisme libéral. Il réfère aussi régulièrement à des intellectuels juifs qui dénoncent le projet sioniste (Arendt, Judt, Berger, Grossman). En somme, l’ouvrage de Rabkin s’avère très instructif. Shlomo Sand, sur la quatrième de couverture, résume le mieux l’importance de l’ouvrage. «Celui qui voit dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre. Mais celui qui croit que l’État d’Israël est un État juif est obligé de le lire».
 
Référence : RABKIN, Yakov, Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion et société, Montréal, Écosociété, 2014, 269 p.
 
 

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