Selon
le classement 2014 du magazine Forbes, le monde compterait maintenant plus de
1600 milliardaires. À eux, ils possèderaient l’équivalent de 6400 milliards de
dollars, soit plus de quatre fois le produit intérieur brut canadien (estimé
par la Banque mondiale à 1519 milliards pour 2013). Impressionnant! Les
fortunes des Gates, Slim, Ortega ou Zuckerberg font rêver. Ne s’agit-il pas
d’un idéal que d’atteindre ces sommets astronomiques de richesse?
Sur
le plan entrepreneurial, le vertige s’intensifie, avec des chiffres d’affaire
(pour l’année 2012) de plus de 300 milliards de dollars pour chacune des six
entreprises les plus riches du monde. Cinq d’entre elles œuvrent dans
l’exploitation du pétrole (Royal Dutch Shell, Exxon Mobil, Sinopec Group, China
National Petroleum et BP). S’il est
clair que la réussite n’est pas honteuse, il faut reconnaître aussi que ces
individus et entreprises constituent en quelque sorte les grands vainqueurs d’un
système très inégalitaire. Une minorité de privilégiés.
Patrimoine
et fiscalité
Dans
son ouvrage Le Capital au XXIe
siècle (publié en 2013), l’économiste français Thomas Piketty souligne que
les inégalités de revenus ne cessent de croître en ce début de siècle. Il les
compare aux inégalités de l’époque du capitalisme sauvage de la fin du XIXe
siècle. Pour Piketty, la solution (qu’il reconnaît utopique à court terme)
passe par la création d’un impôt mondial sur le capital. Il souligne que sans
régulation de la part de l’État, le patrimoine tend à se concentrer entre les
mains des plus fortunés. D’ailleurs, cela expliquerait que le tiers des
milliardaires dans le monde soit composé d’héritiers.
Si
la période des Trente Glorieuses (1945-1975) avait laissé croire que la
croissance économique s’accompagnait inexorablement d’une réduction des
inégalités, la situation du XXIe siècle semble bien distincte. Aujourd’hui,
la dérégulation et la déresponsabilisation de l’État en matière sociale font plutôt
office de règle d’or. Le laboratoire chilien (1973-1990), le thatchérisme
britannique (1979-1990) et l’Amérique de Reagan (1981-1989) ont chacun pavé la
voie à cette «doctrine de choc» néolibérale (Naomi Klein). Or, dans chacun de
ces exemples, l’État est toujours bien en selle. Il intervient autant qu’auparavant,
mais dans des sphères autres (dépenses militaires, subventions et congés
fiscaux aux grandes entreprises, réduction du nombre de paliers d’imposition). Un
glissement s’effectue du gouvernement vers la gouvernance. Autrement dit, le
leitmotiv de l’action politique passe du bien commun à la confiance des
financiers de tout acabit, cette confiance étant évidemment dictée par les
agences de notation.
Démocratie
ou ploutocratie?
Il
s’avère donc peu surprenant de constater une augmentation des inégalités
socioéconomiques en Occident. Ironiquement, c’est récemment aux États-Unis
d’Amérique (le fleuron de la démocratie moderne) qu’ont été constatés les abus
les plus patents en la matière. Il n’y a qu’à penser aux sommes indécentes englouties
dans les campagnes électorales : plus de 1,3 milliard de dollars pour les
campagnes de Obama et Romney en 2012. Qui plus est, la Cour suprême des
États-Unis a dernièrement assoupli les règles de financement politique à
l’avantage des ultra-riches (déplafonnement pour les entreprises en 2011 et
pour les individus en 2014).
Au
nom de la liberté individuelle, le Tea Party et d’autres groupes conservateurs
réclament un effacement quasi total de l’État central. Les objectifs? D’une
part, que l’État cesse d’intervenir là où l’initiative des individus et des
entreprises pourrait suffire. D’autre part, qu’il réduise l’imposition des
citoyens les plus riches et tende vers une imposition unique (régressive). Ces aberrations viennent évidemment alimenter les groupes de militants comme le mouvement Occupy. «Nous sommes les 99%», clamaient-ils en 2011, en référence à cette concentration de la richesse entre les mains du 1%. La même année, dans un célèbre article publié au New York Times, même le milliardaire
Warren Buffet clamait son indignation du fait que les super-riches de sa trempe
soient épargnés par l’impôt et que ses employés en paient un plus grand pourcentage
que lui. Dans le même journal, en juin dernier, l’ancien économiste en chef de
la Banque mondiale Joseph Stiglitz soulignait d’ailleurs l’obscénité des
inégalités entre les salaires moyens des PDG de grandes entreprises et ceux des
travailleurs typiques américains, les premiers gagnant 295 fois le salaire des
seconds.
Sachant
que la moitié des élus du Congrès américain sont millionnaires et, surtout, que
le système politique est sclérosé par son bipartisme et sa dépendance aux
lobbys, il y a lieu de questionner le caractère démocratique de ce pays. Hervé
Kempf parlait d’oligarchie au pouvoir (2011). Peut-être faudrait-il même
employer le terme de ploutocratie (étymologiquement : pouvoir aux riches).
Un
enjeu bien secondaire
Cette
mainmise des plus riches sur la politique vient évidemment tracer les grandes
orientations des États. Au moment où le Canada annonçait son retrait du
protocole de Kyoto en 2011, les représentants du gouvernement Harper tenaient
un discours similaire à celui de George W. Bush à son arrivée au pouvoir en
2001, soit qu’il ne fallait en aucun cas qu’un engagement environnemental ne
vienne porter atteinte à l’économie du pays. Ce type de discours déconnecté n’est
possible qu’en raison du pouvoir démesuré des ultra-riches. Leur financement et
leur ascendance (par l’entremise des lobbyistes) deviennent la pierre d’assise
des politiques énergétiques des pays les plus influents de la planète. Le bien
commun cède la place au bien particulier. Et entre les mains de nos décideurs, la
question des changements climatiques, sans contredit l’enjeu le plus important
du XXIe siècle (lisez les travaux du GIEC pour vous en convaincre),
devient secondaire, voire banal.
Créer
de la richesse
Pour
répondre aux défis sociaux et environnementaux que le XXIe siècle
pose, il faudra se libérer du sophisme comptable selon lequel la richesse doit
d’abord être créée pour être ensuite distribuée. Au Québec, il est vrai que
notre société n'est pas une aussi inégalitaire que celle des États-Unis. Mais
rappelons-nous qu’au dire des «lucides» (2005) ou des membres de l’Institut
économique de Montréal, le modèle étatsunien demeure la voie à suivre.
Rappelons-nous également l’importance démesurée accordée aux agences de notation,
particulièrement depuis l’ère Bouchard (1996-2001). Le Québec n’est donc pas à
l’abri de cette dérive ploutocratique, comme en font foi d’ailleurs les
récentes allégations touchant le financement politique et les primes touchées
par quelques-uns de nos politiciens. Avant qu’il ne soit trop tard, pourquoi ne
pas organiser un sommet sur la fiscalité, comme le réclamaient certaines
organisations syndicales ces dernières années? Pourquoi ne pas lutter
sérieusement (et conjointement avec les autres États) contre les diverses
formes d’évasion fiscale dont même certains premiers ministres ont déjà
bénéficié? Avant qu’il ne soit trop tard, pourquoi ne pas parler de
redistribution équitable?
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