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Professeur de sociologie et d'histoire.

mercredi 16 juillet 2014

Richesse obscène



Selon le classement 2014 du magazine Forbes, le monde compterait maintenant plus de 1600 milliardaires. À eux, ils possèderaient l’équivalent de 6400 milliards de dollars, soit plus de quatre fois le produit intérieur brut canadien (estimé par la Banque mondiale à 1519 milliards pour 2013). Impressionnant! Les fortunes des Gates, Slim, Ortega ou Zuckerberg font rêver. Ne s’agit-il pas d’un idéal que d’atteindre ces sommets astronomiques de richesse?



Sur le plan entrepreneurial, le vertige s’intensifie, avec des chiffres d’affaire (pour l’année 2012) de plus de 300 milliards de dollars pour chacune des six entreprises les plus riches du monde. Cinq d’entre elles œuvrent dans l’exploitation du pétrole (Royal Dutch Shell, Exxon Mobil, Sinopec Group, China National Petroleum et BP).  S’il est clair que la réussite n’est pas honteuse, il faut reconnaître aussi que ces individus et entreprises constituent en quelque sorte les grands vainqueurs d’un système très inégalitaire. Une minorité de privilégiés. 

Patrimoine et fiscalité

Dans son ouvrage Le Capital au XXIe siècle (publié en 2013), l’économiste français Thomas Piketty souligne que les inégalités de revenus ne cessent de croître en ce début de siècle. Il les compare aux inégalités de l’époque du capitalisme sauvage de la fin du XIXe siècle. Pour Piketty, la solution (qu’il reconnaît utopique à court terme) passe par la création d’un impôt mondial sur le capital. Il souligne que sans régulation de la part de l’État, le patrimoine tend à se concentrer entre les mains des plus fortunés. D’ailleurs, cela expliquerait que le tiers des milliardaires dans le monde soit composé d’héritiers.

Si la période des Trente Glorieuses (1945-1975) avait laissé croire que la croissance économique s’accompagnait inexorablement d’une réduction des inégalités, la situation du XXIe siècle semble bien distincte. Aujourd’hui, la dérégulation et la déresponsabilisation de l’État en matière sociale font plutôt office de règle d’or. Le laboratoire chilien (1973-1990), le thatchérisme britannique (1979-1990) et l’Amérique de Reagan (1981-1989) ont chacun pavé la voie à cette «doctrine de choc» néolibérale (Naomi Klein). Or, dans chacun de ces exemples, l’État est toujours bien en selle. Il intervient autant qu’auparavant, mais dans des sphères autres (dépenses militaires, subventions et congés fiscaux aux grandes entreprises, réduction du nombre de paliers d’imposition). Un glissement s’effectue du gouvernement vers la gouvernance. Autrement dit, le leitmotiv de l’action politique passe du bien commun à la confiance des financiers de tout acabit, cette confiance étant évidemment dictée par les agences de notation.

Démocratie ou ploutocratie?

Il s’avère donc peu surprenant de constater une augmentation des inégalités socioéconomiques en Occident. Ironiquement, c’est récemment aux États-Unis d’Amérique (le fleuron de la démocratie moderne) qu’ont été constatés les abus les plus patents en la matière. Il n’y a qu’à penser aux sommes indécentes englouties dans les campagnes électorales : plus de 1,3 milliard de dollars pour les campagnes de Obama et Romney en 2012. Qui plus est, la Cour suprême des États-Unis a dernièrement assoupli les règles de financement politique à l’avantage des ultra-riches (déplafonnement pour les entreprises en 2011 et pour les individus en 2014).

Au nom de la liberté individuelle, le Tea Party et d’autres groupes conservateurs réclament un effacement quasi total de l’État central. Les objectifs? D’une part, que l’État cesse d’intervenir là où l’initiative des individus et des entreprises pourrait suffire. D’autre part, qu’il réduise l’imposition des citoyens les plus riches et tende vers une imposition unique (régressive). Ces aberrations viennent évidemment alimenter les groupes de militants comme le mouvement Occupy. «Nous sommes les 99%», clamaient-ils en 2011, en référence à cette concentration de la richesse entre les mains du 1%. La même année, dans un célèbre article publié au New York Times, même le milliardaire Warren Buffet clamait son indignation du fait que les super-riches de sa trempe soient épargnés par l’impôt et que ses employés en paient un plus grand pourcentage que lui. Dans le même journal, en juin dernier, l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale Joseph Stiglitz soulignait d’ailleurs l’obscénité des inégalités entre les salaires moyens des PDG de grandes entreprises et ceux des travailleurs typiques américains, les premiers gagnant 295 fois le salaire des seconds. 

Sachant que la moitié des élus du Congrès américain sont millionnaires et, surtout, que le système politique est sclérosé par son bipartisme et sa dépendance aux lobbys, il y a lieu de questionner le caractère démocratique de ce pays. Hervé Kempf parlait d’oligarchie au pouvoir (2011). Peut-être faudrait-il même employer le terme de ploutocratie (étymologiquement : pouvoir aux riches).

Un enjeu bien secondaire

Cette mainmise des plus riches sur la politique vient évidemment tracer les grandes orientations des États. Au moment où le Canada annonçait son retrait du protocole de Kyoto en 2011, les représentants du gouvernement Harper tenaient un discours similaire à celui de George W. Bush à son arrivée au pouvoir en 2001, soit qu’il ne fallait en aucun cas qu’un engagement environnemental ne vienne porter atteinte à l’économie du pays. Ce type de discours déconnecté n’est possible qu’en raison du pouvoir démesuré des ultra-riches. Leur financement et leur ascendance (par l’entremise des lobbyistes) deviennent la pierre d’assise des politiques énergétiques des pays les plus influents de la planète. Le bien commun cède la place au bien particulier. Et entre les mains de nos décideurs, la question des changements climatiques, sans contredit l’enjeu le plus important du XXIe siècle (lisez les travaux du GIEC pour vous en convaincre), devient secondaire, voire banal. 

Créer de la richesse

Pour répondre aux défis sociaux et environnementaux que le XXIe siècle pose, il faudra se libérer du sophisme comptable selon lequel la richesse doit d’abord être créée pour être ensuite distribuée. Au Québec, il est vrai que notre société n'est pas une aussi inégalitaire que celle des États-Unis. Mais rappelons-nous qu’au dire des «lucides» (2005) ou des membres de l’Institut économique de Montréal, le modèle étatsunien demeure la voie à suivre. Rappelons-nous également l’importance démesurée accordée aux agences de notation, particulièrement depuis l’ère Bouchard (1996-2001). Le Québec n’est donc pas à l’abri de cette dérive ploutocratique, comme en font foi d’ailleurs les récentes allégations touchant le financement politique et les primes touchées par quelques-uns de nos politiciens. Avant qu’il ne soit trop tard, pourquoi ne pas organiser un sommet sur la fiscalité, comme le réclamaient certaines organisations syndicales ces dernières années? Pourquoi ne pas lutter sérieusement (et conjointement avec les autres États) contre les diverses formes d’évasion fiscale dont même certains premiers ministres ont déjà bénéficié? Avant qu’il ne soit trop tard, pourquoi ne pas parler de redistribution équitable?

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