En 2014, les
éditions Actes Sud ont fait paraître Contre
les élections, un essai du Belge David Van Reybrouck. Publié sous la
collection Babel essai, cet ouvrage est originalement paru en néerlandais en
2013 sous le titre Tegen verkiezingen.
L’auteur
est écrivain, en plus d’être spécialiste d’histoire culturelle et archéologue.
Parmi les reconnaissances qu’il a obtenues, notons son prix Médicis Essai
(2012) pour son ouvrage Congo, une
histoire. Dans Contre les élections, Van Reybrouck fait le constat que notre
démocratie représentative se trouve dans une impasse. Il s’interroge sur la
manière de remédier au « syndrome de fatigue démocratique ».
L’essai est
bâti en quatre étapes, selon une originale analogie médicale : les
symptômes, les diagnostics, la pathogenèse et les remèdes. Tout d’abord,
l’auteur dresse le portrait des symptômes de cette maladie dont souffre notre
démocratie. Il note ironiquement que jamais dans l’histoire le concept de
démocratie n’a autant fait l’unanimité. « La part de la population
mondiale favorable au concept de démocratie n’a jamais été aussi élevée que de
nos jours. » (p. 12). Jusqu’ici, il y aurait presque lieu de croire que
Van Reybrouck partage l’analyse de Francis Fukuyama quant à la « Fin de
l’Histoire ». Et pourtant, loin s’en faut. Jamais une apathie et un
cynisme n’ont été aussi présents face aux divers systèmes politiques. Ceux-ci
souffriraient d’une crise de légitimité (absentéisme électoral, inconstance des
électeurs, faible adhésion aux partis politiques), ainsi que d’une crise de
l’efficacité (coalitions fragiles au pouvoir, attaques sévères envers les
gouvernements, impuissance de l’action publique). Ces deux crises s’alimentent
l’une l’autre, exacerbant ainsi cette fatigue démocratique.
Par la suite,
Van Reybrouck cherche à établir les diagnostics au cœur de ce syndrome. Il en
établit quatre. Le premier concerne les hommes politiques qui tendraient de
plus en plus vers une approche populiste. L’auteur réfère aux Berlusconi,
Wilders et Le Pen, mais il y a fort à parier qu’il pourrait appliquer cette
même réflexion à Trump s’il avait écrit son essai au cours de la campagne
présidentielle étasunienne de 2016. « Le populisme est une tentative de
lutter contre la crise de la démocratie en renforçant la légitimité de la
représentation » (p. 32), comme s’il ne suffisait que de changer les
visages des politiciens pour transformer le système. Le deuxième diagnostic
concerne la technocratie. Un certain discours émerge selon lequel les débats
idéologiques doivent maintenant laisser la voie à l’efficacité. D’ailleurs, le
miracle économique chinois n’est-il pas un exemple d’une technocratie efficace?
Mais à quel prix? Au prix de la légitimité. Le troisième diagnostic concerne la
démocratie représentative. Devant les problèmes de légitimité du système, des
groupes et mouvements sociaux émergent pour réclamer plus de démocratie
directe. L’auteur réfère notamment au mouvement Occupy de 2011. Cependant, il explique qu’un mouvement comme ce
dernier, qui prône une culture de l’horizontalité, révèle un malaise profond,
soit une incapacité à proposer un remède aux maux de la démocratie. Enfin, le
quatrième diagnostic porte sur la démocratie représentative élective. Bien que
les mots « élections » et « démocratie » semblent être
devenus des synonymes pour tout le monde, il s’avère nécessaire d’être plus
critique devant le processus. Van Reybrouck veut le désacraliser. « Nous
sommes tous devenus des fondamentalistes des élections. Nous méprisons les
élus, mais nous vénérons les élections » (p. 52). Par une démonstration
historique, l’auteur aborde la dérive du processus électoral au cours des
derniers siècles. En parlant du pouvoir des années 2000, il affirme que le
contexte (médias sociaux omniprésents, crises économiques, nouvelles
technologies) vient parasiter les intentions démocratiques. « L’exercice
du pouvoir souffre de la fièvre électorale, la crédibilité pâtit de la volonté
de se mettre constamment en avant. À partir de 2008, la crise économique jette
de l’huile sur le feu. Populisme, technocratie et antiparlementarisme
prospèrent » (p. 58).
Dans la
troisième section de son livre, Van Reybrouck établit la pathogenèse de cette
impasse démocratique. De façon surprenante, il introduit l’idée du tirage au
sort en établissant ses origines dans l’Antiquité et à la Renaissance. Étonnamment,
l’auteur cherche à démontrer que le processus de tirage au sort s’avère plus démocratique
que le processus électoral. Il rappelle notamment que dans la cité athénienne antique,
un ensemble de fonctions étaient attribuées par tirage au sort afin de
neutraliser l’influence personnelle. Il rappelle également les paroles d’Aristote
selon lesquelles « une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour
gouverné et gouvernant » (p. 83). Dans ce chapitre, Van Reybrouck présente
plusieurs modèles qui favorisaient le tirage au sort (Athènes, Venise,
Florence, Aragon). Il démontre que l’aléatoire et l’électoral se renforcent
l’un l’autre quand ils cohabitent. Toutefois, il précise que le tirage au sort
a été largement discrédité au cours des derniers siècles. « Les leaders
révolutionnaires en France et aux États-Unis n’avaient aucun attrait pour le
tirage au sort parce qu’ils n’en avaient pas pour la démocratie » (p.
100). Peu à peu, le système représentatif électif est devenu la norme, sacralisant
ainsi une « oligarchisation de la démocratie ».
Dans la
dernière section, Van Reybrouck présente les remèdes possibles à cette maladie
dont souffre la démocratie. Il réfère notamment aux travaux de James Fishkin,
professeur de communication et de science politique à l’Université Stanford.
Celui-ci s’est intéressé à la démocratie délibérative. À l’instar de Rawls et
Habermas, il plaide pour « une plus grande participation des citoyens dans
le débat sur l’organisation future de la société » (p. 125). Lors de l’élection
présidentielle de 1996 aux États-Unis, il organisa un grand sondage délibératif
qui proposait à 600 participants de prendre position sur des enjeux au cœur de
la politique du pays. Au dire de Van Reybrouck, les résultats étaient
stupéfiants : « le processus de délibération avait rendu les citoyens
nettement plus compétents, ils avaient affiné leurs jugements politiques,
appris à adapter leurs opinions et s’étaient sensibilisés à la complexité de la
prise de décisions politiques » (p. 128). Suite aux expériences de
Fishkin, d’autres initiatives similaires de délibération ont été entreprises.
Van Reybrouck en aborde cinq, dont le projet de réforme électorale en
Colombie-Britannique (2004), ainsi que – l’exemple le plus réussi – le projet
de nouvelle constitution en Islande (2010-2012). À partir de ces cas, Van
Reybrouck conclut qu’il serait temps de trouver une formule mixte qui
permettrait à certaines assemblées d’introduire une composante de tirage au
sort dans leur système politique. C’est déjà le cas pour les jurys dans le
système judiciaire. Pourquoi une des deux chambres législatives ne
pourrait-elle pas fonctionner de cette manière, qu’il s’agisse de la Chambre
des représentants aux États-Unis ou de la Chambre des Lords au Royaume-Uni?
Sans plaider pour une fin totale des élections, Van Reybrouck avance qu’il est
temps de délaisser le fétichisme électoral pour démontrer une confiance plus
grande envers le peuple.
Dans sa
conclusion, Van Reybrouck parle d’ « agoraphobie » en référence à
cette peur de donner plus de place à la délibération. En effet, la lecture de
cet ouvrage fait réaliser tout le caractère élitiste de nos systèmes aux
prétentions démocratiques. L’auteur pose un diagnostic sévère. Mais il a
surtout le mérite de proposer des remèdes originaux et surprenants. Il est vrai
que l’ouvrage se perd parfois dans les détails des différentes tentatives de
délibération tentées ou réussis par le passé, présentant de façon exhaustive l’ensemble
des conditions de la réussite du tirage au sort (nombre de participants, façon
de choisir, rémunérations, écueils). En revanche, ce sont ces détails qui
donnent de la crédibilité au propos, faisant atterrir l’utopie dans le monde du
réel ou du possible. De plus, toute cette démarche s’effectue sans impression
de dogmatisme. Van Reybrouck s’attaque avec véhémence au fondamentalisme
électoral. Il ne souhaite pas reproduire les mêmes erreurs et souligne avec
justesse la nécessité d’ajuster ses propositions selon le contexte et la
culture politique de l’endroit.
L’ouvrage
est succinct, clair et bien documenté. Il pourrait s’agir d’une lecture très à
propos pour des étudiants de niveau collégial, particulièrement lorsque l’actualité
baigne dans un contexte de campagne électorale. Par sa lucidité et sa
proposition d’action, ce livre favorise une approche combattant le cynisme et le
désengagement.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire