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Professeur de sociologie et d'histoire.

vendredi 20 mai 2016

Contre les élections (compte rendu de lecture)



En 2014, les éditions Actes Sud ont fait paraître Contre les élections, un essai du Belge David Van Reybrouck. Publié sous la collection Babel essai, cet ouvrage est originalement paru en néerlandais en 2013 sous le titre Tegen verkiezingen.  L’auteur est écrivain, en plus d’être spécialiste d’histoire culturelle et archéologue. Parmi les reconnaissances qu’il a obtenues, notons son prix Médicis Essai (2012) pour son ouvrage Congo, une histoire.  Dans Contre les élections, Van Reybrouck fait le constat que notre démocratie représentative se trouve dans une impasse. Il s’interroge sur la manière de remédier au « syndrome de fatigue démocratique ». 


L’essai est bâti en quatre étapes, selon une originale analogie médicale : les symptômes, les diagnostics, la pathogenèse et les remèdes. Tout d’abord, l’auteur dresse le portrait des symptômes de cette maladie dont souffre notre démocratie. Il note ironiquement que jamais dans l’histoire le concept de démocratie n’a autant fait l’unanimité. « La part de la population mondiale favorable au concept de démocratie n’a jamais été aussi élevée que de nos jours. » (p. 12). Jusqu’ici, il y aurait presque lieu de croire que Van Reybrouck partage l’analyse de Francis Fukuyama quant à la « Fin de l’Histoire ». Et pourtant, loin s’en faut. Jamais une apathie et un cynisme n’ont été aussi présents face aux divers systèmes politiques. Ceux-ci souffriraient d’une crise de légitimité (absentéisme électoral, inconstance des électeurs, faible adhésion aux partis politiques), ainsi que d’une crise de l’efficacité (coalitions fragiles au pouvoir, attaques sévères envers les gouvernements, impuissance de l’action publique). Ces deux crises s’alimentent l’une l’autre, exacerbant ainsi cette fatigue démocratique.

Par la suite, Van Reybrouck cherche à établir les diagnostics au cœur de ce syndrome. Il en établit quatre. Le premier concerne les hommes politiques qui tendraient de plus en plus vers une approche populiste. L’auteur réfère aux Berlusconi, Wilders et Le Pen, mais il y a fort à parier qu’il pourrait appliquer cette même réflexion à Trump s’il avait écrit son essai au cours de la campagne présidentielle étasunienne de 2016. « Le populisme est une tentative de lutter contre la crise de la démocratie en renforçant la légitimité de la représentation » (p. 32), comme s’il ne suffisait que de changer les visages des politiciens pour transformer le système. Le deuxième diagnostic concerne la technocratie. Un certain discours émerge selon lequel les débats idéologiques doivent maintenant laisser la voie à l’efficacité. D’ailleurs, le miracle économique chinois n’est-il pas un exemple d’une technocratie efficace? Mais à quel prix? Au prix de la légitimité. Le troisième diagnostic concerne la démocratie représentative. Devant les problèmes de légitimité du système, des groupes et mouvements sociaux émergent pour réclamer plus de démocratie directe. L’auteur réfère notamment au mouvement Occupy de 2011. Cependant, il explique qu’un mouvement comme ce dernier, qui prône une culture de l’horizontalité, révèle un malaise profond, soit une incapacité à proposer un remède aux maux de la démocratie. Enfin, le quatrième diagnostic porte sur la démocratie représentative élective. Bien que les mots « élections » et « démocratie » semblent être devenus des synonymes pour tout le monde, il s’avère nécessaire d’être plus critique devant le processus. Van Reybrouck veut le désacraliser. « Nous sommes tous devenus des fondamentalistes des élections. Nous méprisons les élus, mais nous vénérons les élections » (p. 52). Par une démonstration historique, l’auteur aborde la dérive du processus électoral au cours des derniers siècles. En parlant du pouvoir des années 2000, il affirme que le contexte (médias sociaux omniprésents, crises économiques, nouvelles technologies) vient parasiter les intentions démocratiques. « L’exercice du pouvoir souffre de la fièvre électorale, la crédibilité pâtit de la volonté de se mettre constamment en avant. À partir de 2008, la crise économique jette de l’huile sur le feu. Populisme, technocratie et antiparlementarisme prospèrent » (p. 58). 

Dans la troisième section de son livre, Van Reybrouck établit la pathogenèse de cette impasse démocratique. De façon surprenante, il introduit l’idée du tirage au sort en établissant ses origines dans l’Antiquité et à la Renaissance. Étonnamment, l’auteur cherche à démontrer que le processus de tirage au sort s’avère plus démocratique que le processus électoral. Il rappelle notamment que dans la cité athénienne antique, un ensemble de fonctions étaient attribuées par tirage au sort afin de neutraliser l’influence personnelle. Il rappelle également les paroles d’Aristote selon lesquelles « une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant » (p. 83). Dans ce chapitre, Van Reybrouck présente plusieurs modèles qui favorisaient le tirage au sort (Athènes, Venise, Florence, Aragon). Il démontre que l’aléatoire et l’électoral se renforcent l’un l’autre quand ils cohabitent. Toutefois, il précise que le tirage au sort a été largement discrédité au cours des derniers siècles. « Les leaders révolutionnaires en France et aux États-Unis n’avaient aucun attrait pour le tirage au sort parce qu’ils n’en avaient pas pour la démocratie » (p. 100). Peu à peu, le système représentatif électif est devenu la norme, sacralisant ainsi une « oligarchisation de la démocratie ». 

Dans la dernière section, Van Reybrouck présente les remèdes possibles à cette maladie dont souffre la démocratie. Il réfère notamment aux travaux de James Fishkin, professeur de communication et de science politique à l’Université Stanford. Celui-ci s’est intéressé à la démocratie délibérative. À l’instar de Rawls et Habermas, il plaide pour « une plus grande participation des citoyens dans le débat sur l’organisation future de la société » (p. 125). Lors de l’élection présidentielle de 1996 aux États-Unis, il organisa un grand sondage délibératif qui proposait à 600 participants de prendre position sur des enjeux au cœur de la politique du pays. Au dire de Van Reybrouck, les résultats étaient stupéfiants : « le processus de délibération avait rendu les citoyens nettement plus compétents, ils avaient affiné leurs jugements politiques, appris à adapter leurs opinions et s’étaient sensibilisés à la complexité de la prise de décisions politiques » (p. 128). Suite aux expériences de Fishkin, d’autres initiatives similaires de délibération ont été entreprises. Van Reybrouck en aborde cinq, dont le projet de réforme électorale en Colombie-Britannique (2004), ainsi que – l’exemple le plus réussi – le projet de nouvelle constitution en Islande (2010-2012). À partir de ces cas, Van Reybrouck conclut qu’il serait temps de trouver une formule mixte qui permettrait à certaines assemblées d’introduire une composante de tirage au sort dans leur système politique. C’est déjà le cas pour les jurys dans le système judiciaire. Pourquoi une des deux chambres législatives ne pourrait-elle pas fonctionner de cette manière, qu’il s’agisse de la Chambre des représentants aux États-Unis ou de la Chambre des Lords au Royaume-Uni? Sans plaider pour une fin totale des élections, Van Reybrouck avance qu’il est temps de délaisser le fétichisme électoral pour démontrer une confiance plus grande envers le peuple. 

Dans sa conclusion, Van Reybrouck parle d’ « agoraphobie » en référence à cette peur de donner plus de place à la délibération. En effet, la lecture de cet ouvrage fait réaliser tout le caractère élitiste de nos systèmes aux prétentions démocratiques. L’auteur pose un diagnostic sévère. Mais il a surtout le mérite de proposer des remèdes originaux et surprenants. Il est vrai que l’ouvrage se perd parfois dans les détails des différentes tentatives de délibération tentées ou réussis par le passé, présentant de façon exhaustive l’ensemble des conditions de la réussite du tirage au sort (nombre de participants, façon de choisir, rémunérations, écueils). En revanche, ce sont ces détails qui donnent de la crédibilité au propos, faisant atterrir l’utopie dans le monde du réel ou du possible. De plus, toute cette démarche s’effectue sans impression de dogmatisme. Van Reybrouck s’attaque avec véhémence au fondamentalisme électoral. Il ne souhaite pas reproduire les mêmes erreurs et souligne avec justesse la nécessité d’ajuster ses propositions selon le contexte et la culture politique de l’endroit.
L’ouvrage est succinct, clair et bien documenté. Il pourrait s’agir d’une lecture très à propos pour des étudiants de niveau collégial, particulièrement lorsque l’actualité baigne dans un contexte de campagne électorale. Par sa lucidité et sa proposition d’action, ce livre favorise une approche combattant le cynisme et le désengagement.

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